Conversation 3313 - Le troublant silence de Yossef

Anonyme
Mercredi 25 décembre 2002 - 23:00

Voilà des années que mon mari pose systématiquement la même question quand on aborde le personnage de Yossef dans la paracha: comment justifier qu'il soit qualifié de Tsadik alors qu il n' a pas donné de ses nouvelles à son père pendant plus de vingt ans? Après avoir lu le Meam Loez, La Voix de la Torah et Le Midrash raconte, la réponse n'est toujours pas évidente...

Rav Elie Kling
Dimanche 5 janvier 2003 - 23:00

Les reponses classiques a cette grande question ont ete donnees respectivement par Nahmanide et par Abarbanel. Le premier pense que Yossef s'est tu pour pouvoir realiser les reves de sa jeunesse. Le second pense que c'est pour verifier si les freres ont bien fait techouva. Mais les deux reponses sont difficiles. D'abord, sont-ce la des motifs valables permettant de faire souffrir le pere en le laissant si longtemps sans nouvelles? Ensuite, cela n'explique pas le silence que garda Yossef avant l'arrivee des freres en Egypte! Il y a quelques annees paru un article du Rav Yoel Bin Noun, specialiste de l'etude du Tanah', dans lequel il developpa une these nouvelle. Disons tout suite que l'article declancha une grande controverse, tant il allait a l'encontre des idees recues. Mais je ne resiste pas au plaisir de vous la soumettre:
La question n'est pas de savoir pourquoi Yossef ne s'est pas manifeste a Yaakov. La question est de savoir pourquoi Yaakov ne s'est pas manifeste a Yossef! La reponse est evidente pour le lecteur: c'est parce qu'il le croyait mort, devore par une bete feroce. Oui, mais cela, Yossef ne le savait pas. Il ne pouvait pas imaginer que ses freres etaient alles jusqu'a monter cette mise en scene avec la tunique ensanglantee. Il pensait qu'ils lui avaient seulement dit qu'il n'avaient pas vu Yossef du tout ou qu'ils l'avaient apercu au loin, kidnappe par des marchands d'esclaves. Donc Yossef attendait que son pere vienne le retrouver et le racheter.
Les mois passent. Yaakov ne vient toujours pas (alors que la route des marches est connue: de la Phenicie a l'Egypte en traversant Canaan). Finalement, devant le silence de Yaakov, il finit par croire que Yaakov l'a exclu de la famille comme avait fait Abraham avec Ishmael ou Itshak avec Essav. Apres tout, n'a-t-il pas faute en medisant sur ses freres (37,3)? N'a-t-il pas attise la haine et la jalousie en racontant ses reves de puissance (37,8)? Et Yaakov ne l'a-t-il pas reprimande a ce sujet (37,10)? Pire que cela: ne l'a-t-il pas mis en danger en l'envoyant rejoindre seul ses freres sachant les sentiments que ceux-ci nourissaient a son egard (37,13)? Ne voulant pas s'imposer alors qu'il se croyait rejete, il garda le silence et cru que son destin etait de rester en Egypte et d'influencer les egyptiens. Le nom donne a son premier enfant ne reflete-t-il pas le sentiment de coupure avec la maison paternel ("Menache car D.ieu m'a fait oublier mes souffrances ainsi que la maison de mon pere" 41,51)? Puis un jour, pousses par la famine, les freres comparaissent devant lui. Or, des le debut ils decrivent la famille comme etant une fratrie de 12 enfants dont l'un est aupres de son pere "et l'autre n'est pas la" (42,13). Realisant qu'il etait toujours present pour eux et faisait encore partie de la famille, la question qui le hantait pendant les premieres annees de captivite et qi'il avait mis tant de temps a accepter revenait, plus aigue que jamais: mais si je compte encore pour eux, pourquoi personne ne m'a jamais recherche? Afin de tirer l'affaire au clair sans risque, il comprend alors que le seul qui puisse lui donner la cle de l'enigme sans se compromettre, c'est Benjamin. Lui seul peut lui raconter ce qui c'est vraiment passe lorsque les freres sont rentres ce jour la a la maison et si, pour son pere, lui, Yossef, a toujours une place a la table familale. Des lors, il ne pense qu'a faire venir Benjamin pres de lui, a l'isoler de ses freres sur un pretexte quelconque et a prendre le temps qu'il faudra pour tirer cette affaire au clair. D'ou le maintien de Chimon en otage, le coup de la coupe dans le sac de Benjamin, etc... Malheureusement, Yehouda risque de tout gacher. Il refuse de laisser Benjamin seul avec Yossef. Ou il reste a la place de Benjamin ou ils repartent tous en Canaan! Yossef n'a pas l'intention de laisser Yehouda lui gacher son plan: il compte bien le renvoyer de force avec les autres pour pouvoir rester seul avec Benjamin. Mais voila que pendant sa longue plaidoirie, Yehouda laisse echapper sans trop y preter garde la phrase qui pour Yossef, va faire l'effet d'une bombe: "et mon pere, ton serviteur, nous dit: vous savez que ma femme eut deux fils. L'un a disparu et je pense qu'il fut devore et vous voudriez prendre egalement le second?" . Yossef n'en revient pas ! C'etait donc ca! Vous lui avez raconte que j'ai ete devore et c'est pour cela qu'il ne m'a pas recherche. Si c'est ainsi, je suis toujours aux yeux de mon pere, digne d'etre son fils! Inutile maintenant de poursuivre le plan initial. Il tient la reponse de l'enigme et decide d'arreter le jeu. Il n'est pas question de continuer a laisser Yaakov une seconde de plus dans cet etat. "Je suis Yossef!", dit-il a ses freres qui n'en reviennent pas. Et il ajoute: "Mon pere est-il encore vivant?", ce qui est une question rethorique (il sait bien que son pere vit encore!) mais qui signifie: "Donc, il est encore mon pere pour moi et je suis toujours son fils?!"
Cette explication du Rav Bin Noun, presente, a mon humble avis, de nombreux avantages. Outre qu'elle explique le silence de Yossef, elle participe aussi a la "double lecture", si caracteristique du recit biblique: la lecture terrestre nous presente des hommes qui agissent en fonction de leurs preoccupations. Yossef veut savoir ce que pense Yaakov de lui et il agit pour realiser cet objectif. Parallelement, la lecture divine nous montre comment D.ieu "se sert" de l'agitation des hommes pour atteindre ses objectifs a Lui qui sont ceux que les commentateurs pretaient a Yossef: d'une part, realiser les reves prophetiques et d'autre part, amener les freres a realiser une techouva sincere.
Comme dit, cette relecture de l'histoire de Yossef a souleve une grande controverse au moment de sa parution. Il serait fastidieux de rapporter ici les objections qu'elle souleva et les reponses du Rav Bin Noun. Mais je tenais a vous presenter une nouvelle approche de cette emouvante histoire qui prouve en tout cas, que la Thora est loin de nous avoir livre toutes ses richesses et que le recit biblique reste une source inepuisable d'enseignements.
Cordial Chalom