Conversation 70827 - Mettez donc un chapeau noir !

javier_pastore
Mercredi 7 août 2013 - 23:00

Bonjour Rav emmanuel.
Ayant deja vu de vos ( tres bon ) shiourim, une question sur vous et sur l'ensemble de certains courants ( mizrahi ? ) me vient :
Pourquoi vous habillez vous de maniere sobre, certe, mais aucunement differenciée des goyim (si ce n'est si l'on regarde votre kippa ? )
N'est il pas marqué perek 5, hilhot deot : " de meme que le haham se demarque par ses deot (...) de meme il se differenciera par ses maassav, sa maniere de manger , de boire (...) et par son MALBOUCH.

Ma question est peut etre plus large, mais si le rambam, et tout le olam hatorah hahedi, depuis bné brak en passant par jerusalem, jusqu'a manchester et Lakewood se distingue par ses habits sobres de bné torah ( kova, chemise blanche pantalon noir) , qu'est ce qui vous pousse a agir differement ? Je n'accuse ni ne veux blesser personne, je cherche seulement une reponse

Merci

Emmanuel Bloch
Jeudi 15 août 2013 - 12:57

Chalom,

Tout d'abord, merci beaucoup pour les compliments!

Maintenant, pour vous repondre sur votre question: le Choul'han Aroukh (et ses commentateurs) ne fixent aucune obligation halakhique par rapport a l'habillement distinctif du juif, pas plus qu'aucun autre code de halakha utilise de nos jours (personne ne fixe la halakha directement sur la base du Michneh Torah; et je reviens plus longuement sur le Rambam ci-dessous). Certainement, vous ne trouverez aucune halakha dans le Michna Beroura, dans les sefarim de Rav Ovadia Yossef, dans le Ben Ich 'Hay, dans le Hayyei Adam etc., qui obligent un juif a mettre un chapeau noir, un costume noir et une chemise blanche.

La seule obligation halakhique qui existe dans nos textes est celle de se couvrir la tete. Elle est acceptee aujourd'hui comme une obligation universelle s'appliquant a tout homme juif, mais il n'en a pas toujours ete ainsi. Ainsi, le Choul'han Aroukh (Ora'h Hayyim 2:6, qui se base sur la Guemara Kidouchin 31a) indique bien qu'il est interdit de marcher 4 Amot avec la tete decouverte (voyez aussi le Michna Beroura qui va encore plus loin, en fixant qu'il faut dormir avec une kippa). Mais le Gaon de Vilna (Biour Ha-Gra, Orah Hayyim 8:6) affirme le contraire, en fixant qu'il n'est presque jamais necessaire de se couvrir la tete, y compris pour reciter des benedictions.

Les sources sont trop nombreuses pour etre toutes citees ici, mais voyez par exemple ce qu'ecrit le Melamed Leho'il (2:56), qui temoigne que r. Chimchom Raphael Hirsch demandait aux enseignants religieux d'enlever tout couvre-chef lorsqu'ils s'adressaient a lui, ainsi que pendant les cours des matieres profanes ('hol). Voyez aussi la position du Maharchal, Cheelot uTechouvot 92, qui estime que le port de la kippa a pris beaucoup trop d'importance parmi les ashkenazim. Etc. - la liste est encore bien longue.

Remarquez que la Torah elle-meme, lorsqu'elle decrit les vetements des cohanim, ne fixe aucune obligation d'avoir la tete couverte, meme pour le Cohen Gadol pendant son service au Kodesh haKodachim le jour de Yom Kippour. En fait, si l'on suit le Rambam (Hilkhot Klei haMikdach 10:4), porter une kippa reviendrait a encourir une peine de mort pour le Cohen, car il est interdit de rajouter aux vetements prescrits par la Torah.

Encore une fois, je ne fais que toucher ici rapidement a des questions pour lesquelles une etude bien plus longue serait necessaire. Mais, quelle qu'ait pu etre l'evolution historique de la kippa, de nos jours, son port est un minhag universellement accepte - et c'est ce a quoi je me conforme personnellement.

Qu'en est-il alors du Rambam dans Hilkhot Deot que vous citez? Tout d'abord, comme deja remarque, la halakha n'est pas fixee de nos jours sur la seule base du Rambam, mais sur celle de codes plus actuels qui prennent en compte le Rambam, certes, mais aussi bien d'autres sources plus recentes ; ensuite, j'avoue me sentir bien peu concerne par cette halakha, des lors que je ne suis pas un hakham; le Rambam ne fixe d'ailleurs pas d'obligation d'acheter un borsalino, mais juste de porter un signe vestimentaire distinctif, et une kippa est probablement suffisante pour cela; mais surtout, les hilkhot deot (tout comme les hilkhot yessodei hatorah) ne sont pas des lois "pures". Elles comprennent des conseils de medecine et de comportement dans la vie quotidienne, et sont tres fortement influencees par la philosophie grecque dont Maimonide se fait ici l'echo. R. Yaakov Kaminetzki, dans son Emeth LeYaakov, ecrivit d'ailleurs que les H. Yessodei HaTorah sont de la "simple philosophie (philosofia be'alma) - donc, non halakhiques et non contraignantes.

Qu'en est-il alors des coutumes vestimentaires de nos freres 'hareidim ? Elles ne sont pas halakhiques, mais sociologiques. Elles representent un signe distinctif permettant de s'identifier. Il n'y a rien de mal a cela, tant qu'on n'essaye pas de les generaliser a l'ensemble du monde orthodoxe.

A vous lire, vous semblez reprocher aux juifs sionistes religieux de s'eloigner de la position de la majorite (de Jerusalem a Bnei Brak, Manchester et Lakewook etc). Mais prenons un peu de recul historique. Au cours des 3 derniers millenaires, les Juifs ne se sont jamais habilles ainsi. Ce n'est pas en caftans noirs que nous avons recu la Torah au Mont Sinai, ni que nous sommes partis en exil parmi les nations, que nous avons ete expulses d'Espagne et d'ailleurs, que nous avons vecu en Europe et en Afrique du Nord, etc. D'ailleurs, je me permets de vous signaler que, si vous etes d'origine sepharade (comme c'est statistiquement probable, puisque vous etes francophone), adopter des coutumes vestimentaires originaires d'Europe de l'Est pourrait etre vu comme un abandon des coutumes de votre propre famille et une critique implicite de vos ancetres, qui n'etaient pas moins pratiquants que vous a priori. C'est le concept halakhique de להוציא לעז על הראשונים, malheureusement plus ou moins tombe en desuetude, apparemment.

Le phenomene de l'habillement hareidi est donc un phenomene actuel (avant la Guerre, les yeshivot lithuaniennes decourageaient le port de la barbe et des peot chez les bahourim; vous pouvez encore voir des photos prises d'etudiants a Slabodka, visage glabre et vetements modernes et bien entretenus), correspondant aux besoins identitaires d'un groupe specifique de l'orthodoxie. Ce n'est aucunement une raison de le critiquer, et les besoins sociaux sont aussi legitimes que d'autres - mais ce mode d'habillement n'est en rien contraignant pour les autres.

Voila; maintenant, honnetement, il est plus important de savoir ce qu'un Juif a dans la tete, plutot que sur la tete. Et, encore plus important que les croyances : les bonnes actions et l'etude. Et ici je crois que nous pouvons tous etre d'accord !