Conversation 74711 - Anges déchus ou bien des chutes?

Ezechias
Vendredi 18 avril 2014 - 23:00

Bonjour cher rabbanim,
D'une part merci pour votre site site très instructif, d'autre part en ayant vu le film "Noé" au cinéma, j'ai été intrigué par "les veilleurs" des anges déchus nommés Samyaza, Og,... ma question est donc est ce que c'est "anges déchus" ont existé, si oui quelles sont les textes qui s'y réfèrent.
Merci d'avance et bonne continuation.

Nathan Schwob
Mercredi 15 octobre 2014 - 07:11

C'est une question à adresser au scénariste du film. Est-ce que tout ce qui se passe au cinéma repose sur une réalité? C'est le propre du cinéma de faire travailler l'imagination des spectateurs, pas toujours pour leur bien.
Ceci dit, il y a effectivement quelque chose à apprendre.
Tout commence avec le texte biblique obscure qui précède le déluge (Beréchit 6,1-4):
"Or, quand l'Homme eut commencé à se multiplier sur la terre, et que des filles leur naquirent. Les fils d'Élohim virent que les filles de l'Homme étaient belles, et ils prirent des femmes, de tout ce qu'ils choisissaient. L'Éternel dit: "Mon esprit n'animera plus l'Homme pour une longue durée, car lui aussi est chair; et ses jours seront de cent vingt ans." Les Nefilim parurent sur la terre à cette époque et aussi après cela, lorsque les fils d'Elohim se mêlaient aux filles de l'Homme et qu'elles leur donnaient des enfants, ceux-là furent ces héros d'autrefois, hommes de renommée."
Les commentateurs se sont évertués à expliquer qui étaient ces "fils d'Elohim", des humains ou bien des êtres divins? S'ils sont humains, on comprend leur penchant pour les belles filles, mais s'ils sont des êtres spirituels, que dire? Et puis qui sont ces "Nefilim" issus de leurs alliances, qui portent un nom sous-entendant une chute, et pourtant décrits comme des êtres vaillants? Et finalement que D-ieu nous enseigne-t-Il dans Sa Thora, en introduisant le Déluge par ce texte mystérieux?
Les commentateurs à l'approche mystique se sont régalés, mais les partisans du sens littéral n'ont pas été de reste. Commençons par Rachi qui donne la première approche, et la direction de pensée qui se retrouvent grosso-modo chez les autres:
Le mot "Élohim" dans le texte biblique ne veut pas forcément dire D-ieu. Il exprime la force qui provient de l'autorité et du pouvoir. Ainsi on trouve ce terme utilisé pour désigner les juges (1) et les dirigeants (2) , bref, des humains en chair et en os.
La Thora nous raconte donc que les princes et les juges de l'époque, ont abusés de leurs pouvoirs pour profiter de toutes les filles qui leurs plaisaient, mariée ou non, de gré ou de force. L'origine du déluge doit être cherchée dans la corruption, la dépravation des meurs et dans la chute morale qui l'accompagne. Le terme "Nefilim" désigne donc ces hommes qui ont utilisé leur autorité pour abuser des autres. Eux et leurs enfants qui ont continué ces manières, ont fait "chuter" l'humanité. Ils sont appelés "de renommée", pour la mauvaise renommée, et Rachi les identifient aux descendants de Caïn, cités un peu plus haut, et dont les noms même rappellent qu'ils ont péri durant le déluge.
Avraham Iben Ezra (3) suit un peu cette idée en expliquant que les "fils d'Elohim" sont les descendants de Shet, alors que les filles des hommes, sont les descendantes de Caïn. On nomme les premiers ainsi parce qu'ils ont su garder leur qualité de créature à l'image de D-ieu, alors que les descendants de Caïn, le fratricide, n'ont pas su se ressaisir moralement même si leurs familles ont fait avancer la culture à grands pas (4) . Quand les mariages entre les deux familles ont été conclus, dans le but de participer au développement culturel, c'est la morale qui y a perdu. Ce fut la première fois, mais non la dernière, que la morale se soumis à la culture alors que c'est la culture qui aurait dû se plier à la morale.
Dans une deuxième approche dès le début de son explication, Rachi, prend le mot "Élohim" au sens de D-ieu, et les "fils d'Elohim" sont les envoyés de D'ieu dans le monde. La faute n'en est que plus grave. Mais Rachi ne précise pas si ces envoyés sont prophètes ou anges, et les deux possibilités ont été comprises (5) .
C'est le Targoum dit de Yonathan (6) repris dans le Midrach et le Yalkout Chimeoni (7) qui développe le motif des anges non pas "déchus" mais "tombés". En voici un résumé:
Chemh'azaï et Aziël, voyant que D-ieu s'attristait (8) devant l'humanité idolâtre, lui rappelèrent que les anges Lui avaient déjà déconseillés de créer l'homme (9) . D-ieu leurs répondit: mais que vaut Mon monde sans les hommes? Les anges répliquèrent: il aurait suffi pour nous. Alors D-ieu leur dit: Je sais que si vous aviez été sur terre, le mauvais penchant vous aurait dominé et vous auriez commis des crimes encore plus graves que ceux des hommes. Ils répondirent: laissent nous essayer.
La suite est connue, ils chutèrent immédiatement avec les filles des hommes, comme le décrit le texte biblique suivant cette vision du Midrach. Leurs enfants étaient des hommes, mais de proportions surhumaines, le plus connu, suivant le Midrach, fut Og (10) rescapé du déluge. La suite est moins connue.
Chemh'azaï eut deux enfants qu'on pourrait appeler en traduction libre: Aille et Ouille. Puis l'annonce du déluge arrive aux oreilles de Chemh'azaï qui réagit très humainement en se désolant sur sa descendance, quant aux enfants, ils se mirent à pleurer. Ils se consolèrent après que leur père leur expliqua que leurs noms seraient gravés pour l'éternité dans les cœurs humains: à chaque fois que les hommes souffriront ils crieront "aille" et "ouille".
Le Midrach se termine en racontant que Chemh'azaï fit Techouva, il se trouva une place à mi-chemin entre le ciel et la terre, alors qu'Aziël continue encore aujourd'hui de fauter.
Vous apprécierez par vous-même des qualités journalistiques de ce texte, perlé d'une pincée de cet humour fin qui caractérise nos sages. Pour ma part, je vous suggère une lecture inspirée du Sefat Emet (11) .
Le mot "malakh"-ange, signifie un émissaire, un messager. Il est utilisé aussi bien pour désigner un envoyé des hommes qu'un envoyé divin (12) . D-ieu à toutes sortes d'envoyés et il serait enfantin de s'imaginer que les "malkhim" sont tous des êtres ailés aux visages de chérubins : les lois de la natures sont aussi des "anges", les volontés profondes qui poussent l'homme à agir sont aussi des "envoyés divins" et de manière générale, chaque homme aussi est un envoyé divin, créé lui à l'image de D-ieu pour accomplir Sa Volonté dans le monde.
C'est donc sous un camouflage d'anges que le Midrach repose la question de l'intérêt ou du bien-fondé de l'humanité. Ces anges qui chutent ne sont-ils pas une caricature des hommes qui aiment profiter des bonnes choses du monde sans prendre garde aux "Aille et Ouille" qu'ils engendrent ? Ne sont-ils pas une parodie des mortels qui aspirent à l'éternité mais ne peuvent espérer qu'à d'éternelles souffrances ?
L'enseignement du Midrach serait bien pessimiste s'il s'arrêtait là. Mais il offre deux exemples, Chemh'azaï qui fit Techouva en opposition à Aziël qui continue encore aujourd'hui de fauter. Il y a deux voies, deux options pour l'humanité. Celle d'Aziël, qui a survécu le déluge, puisqu'il est dans la nature même de l'homme, cette option mène à la destruction (13) . Mais il y a, aussi et surtout, la voie tracée par Chemh'azaï, celle de la Techouva, celle qui ramène l'homme à son véritable rôle : celui d'être à mi-chemin entre le ciel et la terre. Car la véritable nature de l'homme est d'être créature à l'image de D-ieu: âme dans un corps, choix et liberté dans un monde figé dans sa matérialité, mais surtout, d'être cet intermédiaire entre le ciel et la terre, envoyé divin, associé à D-ieu, pour apporter le bien et effacer les souffrances.
Et pour le reste, c'est du cinéma…

1 Chemot 22,7-8; 22,27
2 Chemot 4,16; 7,1.
3 Rabbi Avraham Iben Ezra: Espagne (1093-1167) commentateur, grammairien, savant, philosophe et voyageur.
4 Voir Beréchit 4, 19-22.
5 Voir aussi Iben Ezra qui compare à l'expression: (Devarim 14,1): "Vous êtes les fils de D-ieu" à l'adresse du peuple juif.
6 Yonathan Ben Ouziel n'a pas traduit la Thora mais uniquement les prophètes (Talmud Meguila 3a). La traduction araméenne de la Thora dite de Yonathan, provient probablement d'une erreur d'interprétation des initiales Tav-Youd dont la signification serait plutôt Targoum Yerouchalmi, et désigne une traduction araméenne de la Thora écrite en terre d'Israël, durant les premiers siècles de l'ère chrétienne.
7 Berèchit 44. Le Yalkout Chimeoni est un recueil de Midrachim, écrit par R.Chimeon Achkenazi à Franckfort, aux environs du 12ème ou 13ème siècle
8 Anthropomorphisme qui reprend le texte littéral du verset Beréchit 6,6.
9 Allusion à un autre Midrach dans le Talmud Sanhédrin 38.
10 Talmud Nida 61a.
11 Rabbi Yehouda Loew de Gour, 1847-1905. Voir Vayichlakh 5633,5738, Vayikra 5631 entre autres.
12 Bamidbar 20,16 ou Beréchit 16,7-11, pour exemples.
13 Aziël est parfois assimilé au bouc émissaire Azazël.

DanouCohen
Mardi 14 octobre 2014 - 23:00

Sur 74711,

Bonjour Rav, une petite précision sur votre très jolie réponse, Rabbi Yonathan Ben 'Ouziel n'a rédigée son Targoum que sur les Prophètes, et non sur les agiographes, car la voix céleste le lui a interdit.
D'après l'édition artscroll du Talmud en français, dans Meguilah, p 3a note 12, le Targoum des hagiographes que nous connaissons a été rédigé par d'autres tanaïms.
Petite Question: Onqelos quant a lui n'a traduit que la Torah?

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Nathan Schwob
Mercredi 15 octobre 2014 - 07:10

Merci pour la remarque, je corrige.
A ma connaissance, Onquelos n'a traduit que la Thora. En tout cas c'est ce que dit le texte du Talmud