Conversation 84624 - Logiques Divine et humaines sont-elles identiques ?

kalpa
Mardi 26 novembre 2019 - 15:38

Shalom Rav Samuel Elikan

Dans votre réponse 69250 vous citez Ramh'al (Da'at Tevounot 36) : « D'ieu n'agit pas selon la logique humaine de justice et fait du bien au mécréant ou inversement c'est un grand dévoilement de l'Infini. Comment comprenez-vous cela ? »

Eh bien, je ne le comprends pas ! Comment pourrait-il y avoir deux logiques, une Divine et une humaine différentes ? Je soumets à votre autorité les arguments alternatifs suivants en faveur d’une logique universelle :

Premier argument : Sur quoi sont basées toute la compréhension et l’interprétation de la Torah ? Sur la logique ! Donc, si Ramh'al affirme que deux logiques différentes peuvent coexister, il scie la branche sur laquelle il est assis, car tout ce qu’en auraient dit les sages depuis qu’elle a été donnée serait possiblement faux. Une logique humaine différente de celle que D.ieu mit dans l’élaboration du monde (sur le plan de la Torah), rendrait l’interprétation et la compréhension de ce monde et de cette Torah illusoires.

Second argument : Aucun être vivant n’a un cerveau aussi surdimensionné que celui de l’homme. Et pourquoi ? Pourquoi est-ce précisément aussi à cet homme ‒ et à aucune autre entité (fût-elle même angélique !) ‒, qu’a été également donné le libre arbitre ? Pourquoi l’homme a-t-il reçu les deux ? Parce qu’en mettant à disposition de l’homme la logique universelle et un cerveau permettant de l’utiliser, D.ieu a pu concéder à l’homme le libre arbitre. Enlevez à l’homme sa capacité de réflexion ou l’universalité de la logique, et la raison d’être du fondamental libre arbitre disparaît. Soutenir qu’il y aurait plusieurs logiques reviendrait à inviter le navigateur au voyage en lui confiant un sextant faussé. Si les logiques étaient différentes, en croyant bien agir, l’homme irait « de travers » dans une voie opposée à celle qui mène à D.ieu et les actions de réparation (tikoun) deviendraient des aggravations de la situation. Jamais on ne convergerait. En adoptant la conclusion (ou le postulat) « D'ieu n'agit pas selon la logique humaine » on aboutit donc à une « éthique de situation » selon laquelle le bien et le mal dépendent de la position (divine ou humaine) depuis laquelle on observe l’action. Si 2+2 font 4 pour nous humains, pourquoi douter qu’ils fassent également 4 pour D.ieu ? Si la fameuse correspondance entre le macrocosme et le microcosme « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas » doit avoir un sens, n’est-ce pas ici, sur l’universalité de la logique ?

Troisième argument : Admettons qu’il existe plusieurs logiques, il existerait donc également plusieurs vérités et la vérité deviendrait relative. Mais alors, est-ce absolument vrai de dire qu’il n’y a pas de vérité absolue ? Bien entendu, si cette déclaration est vraie, alors elle est fausse – et si elle est fausse, alors elle est vraie !

1) Remarquons en incipit ce que l’affirmation de Ramh'al a de néfaste pour la recherche de la compréhension, puisqu’elle met d’entrée l’homme dans l’incapacité structurelle de comprendre la justice de D.ieu. Or, je suis bien d’accord avec le Rav Schwob dans la discussion 29879 quand il écrit : « Sa nature intrinsèque [celle de D.ieu] est effectivement inaccessible à tout mortel quel que soit son niveau de connaissances thoraïques ou prophétiques. Il n'en est pas de même ni de Sa Volonté, ni de Sa parole ni de Son action, qui elles, prennent une forme compréhensible à l'esprit humain lorsqu'elles s'expriment dans le monde matériel que D. a créé, et nous avons l'obligation de les comprendre et de nous identifier avec elles, autant que notre esprit le peut. » La compréhension de la justice n’est pas superfétatoire, elle est indispensable pour pouvoir nous diriger dans la vie spirituelle. Comment reconnaître l’arbre si on ne peut se fier à ses fruits ? Quel employeur récompenserait bien ses employés qui travaillent mal et mal ses employés qui travaillent bien ? S’il était si peu avisé de s’y risquer, quel employé serait assez stupide pour demeurer à son service ? Vous-même, accepteriez-vous d’être l’un de ses salariés ?

2) Pourtant, Ramh'al affirme que D.ieu serait comme cet employeur… Voyons maintenant quel raisonnement a rendu cette conclusion possible :

Pour formuler sa conclusion, Ramh'al (ici encore, je me place sous la vérification de votre autorité) part de la prémisse suivant laquelle D.ieu serait derrière toute chose (ce que certains figent dans l’aphorisme : « Pas une feuille ne bouge sans la permission de D.ieu »). En constatant que de (trop) nombreux justes reçoivent de la vie des coups impitoyables que rien ne justifie (ce que chacun de nous vérifie effectivement), deux conclusions sont possibles :

  • L’action de D.ieu est injuste ;
  • La logique Divine est incompréhensible aux hommes.

En excluant la première, parce qu’incompatible avec judaïsme (et plus généralement avec toutes les religions dites révélées), il ne restait plus au Ramh'al que le syllogisme qu’il énonce.

Y aurait-il une erreur ?

Vous pouvez être un mathématicien génial et avoir une logique infaillible, si vous basez votre raisonnement sur une hypothèse erronée, alors votre conclusion le sera également.

3) Et en l’occurrence ici, l’hypothèse fausse de départ ne consiste-t-elle pas à affirmer que D.ieu tire toutes les ficelles qui donnent le mouvement à la vie, telle que nous la voyons ?

4) Lorsqu’une tuile se décroche d’un toit et fend en deux la tête d’un tzadik, croyez-vous réellement que c’est parce que D.ieu l’a voulu ? Ne peut-on pas envisager, par exemple, en plus du bien et du mal, une part de hasard ? Une chose ne peut-elle pas advenir parce que nous ne sommes pas dans un monde totalement déterministe, mais dans un univers des probables ? La physique quantique n’a-t-elle pas démontré que la physique des particules était gouvernée par du hasard et des probabilités quantifiées par la fonction d’onde de Schrödinger ?

5) D.ieu ne joue peut-être pas aux dés (pour paraphraser Einstein), mais n’a-t-Il pas laissé sa Création y jouer ? Ce hasard (prémédité par D.ieu) ne se retrouve-t-il pas d’ailleurs clairement dans l’évolution ? Et si c’était cela, la clef qui rendrait compatible (au moins en partie) la théorie darwinienne de l’Évolution et D.ieu : la part du hasard voulu par Lui ?

6) Examinons à la lumière de la Torah, la relation qu’a entretenue D.ieu avec sa Création. Au début, Il est présent et très fortement interventionniste : à chaque fois que ses créatures dévient de la « trajectoire de lancement », D.ieu agit pour corriger la « mise sur orbite ». Il le fera pour Adam, pour Caïn, et encore pour le Déluge, pour Babel, puis pour Sodome, pour le veau d’or, etc. S’il y a un enseignement à tirer de la Torah, c’est que depuis très longtemps, D.ieu s’est retiré dans une retraite silencieuse. Pourquoi ? Est-ce parce que D.ieu est « découragé » devant l’endurcissement, l’entêtement, l’impénitence indécrottable de l’humanité (ne le serait-on pas à moins ?) ? Est-ce un second tsimtsoum ? Est-ce parce qu’une intervention divine aujourd’hui (avec toutes les possibilités qu’a l’humanité de capter l’événement et de le diffuser instantanément sur toute la surface de la terre) ruinerait définitivement le sens du fondamental libre arbitre ? Cette dernière interprétation a ma préférence. Et vous ?

6) Toutes les interprétations que je vous propose ont un dénominateur commun : D.ieu est en position d’Observateur plutôt que celle du Marionnettiste que certains veulent Lui attribuer en imaginant qu’Il tire sur toutes les ficelles. Qu’en pensez-vous ?

7) Je n’ai évidemment pas de certitudes à offrir à ces questions, que des conjectures. Mais aboutir à la conclusion que « D.ieu puisse faire du bien au mécréant et inversement du mal au juste » me paraît très fortement suspect, voire même dommageable. Cette conclusion ne heurte-t-elle pas votre conscience, votre intelligence ? Avez-vous une explication « logique » (elle n’apparaît pas dans votre réponse 69250) ?

8) Alors, que faut-il faire lorsque l’on aboutit sur une conclusion qui paraît contraire au bon sens ? Tout d’abord, en toute humilité, on doit se poser la question : n’est-ce pas ce qu’il me manque des connaissances que la conclusion me paraît choquante ? Si je travaillais dessus plus longuement, qui me dit que je ne parviendrais pas à dissiper la contradiction ? Et si néanmoins on n’y parvient pas, que faire ? Ramh'al est-il infaillible ? Je ne suis pas à son niveau, mais pour autant, dois-je lui faire confiance en tout (cette confiance que vous évoquez en 67810) ? La confiance ne doit-elle pas avoir des limites fixées par le bon sens ? Avec les garde-fous que j’ai pris soin de rappeler, ne doit-on pas aussi faire confiance à soi-même ?

Merci

Respectueusement

Rav Samuel Elikan
Jeudi 12 décembre 2019 - 19:40

Shalom,

Concernant vos questions et remarques - il faut étudier plus profondément l'oeuvre du Ramh'al et vous verrez que cela peut se comprendre de manière tout à fait intelligible et logique, mais cela demande de nombreuses introductions et explications de notions et concepts ; je crois que ça dépasse malheureusement le cadre d'une réponse sur le site. Je vous invite donc, en premier lieu, à lire le paragraphe sur l'oeuvre du Ramh'al sur le site du rav Mordekhai Chriqui : http://www.frramhal.com/Le-Ramhal-at-son-enseignement.html Et plus particulièrement, je vous conseille son livre Le règne de l'Unité, aux éditions Ramhal, Jérusalem qui traite justement de vos questions. Vous pouvez également le contacter, suivre ses cours (en français) sur internet et lire ses traductions des ouvrages du Ramh'al.

(N.B. Deux petites choses :
1- sur le principe de contradiction, je vous invite à lire les propos d'Edgar Morin (Nahoum) : http://tiersinclus.fr/edgar-morin-logique-et-contradiction/
2- sur la surdimension du cerveau humain - ce n'est pas exact, en effet, si l'homme a le coefficient d'encéphalisation le plus élevé - cela ne veut pas dire qu'il est plus grand que celui des autres espèces. Par exemple, la baleine bleue a un cerveau bien plus lourd et plus grand que nous, avec 6,92 kilogrammes, contre environ 1,5 kg pour celui de l'homme, et après elle, l'éléphant qui nous dépasse aussi...).

Cordialement,