Conversation 72859 - Une thora pour tous!

Benjamin.S
Samedi 7 décembre 2013 - 23:00

J'ai une question bien énervante qui me dérange depuis plusieurs mois.
La voici: la Thora est la même pour tous. Donc pourquoi les rabbanim de la guémara se contredisent et pourquoi y a t il des séfarades et des achkénazes et des H'abad etc... ?

Rav Samuel Elikan
Lundi 6 janvier 2014 - 09:50

Shalom,

1. Les rabbins du Talmud
Un des fondements de la foi juive est qu'il y a deux Torah (1) : celle Orale et celle Ecrite. Toutefois, nous croyons que les deux furent données par D'ieu à Moshé au Mont Sinaï (2). Cette tradition orale est maintenant essentiellement préservée dans le Talmud et les Midrashim (3). Ces deux aspects de la Torah (l'aspect Oral et l'aspect Ecrit) sont rappelés, par allusion, dans l'affirmation de D'ieu à Moshé (Shemot 24:12): "L'Éternel dit à Moïse: "Monte vers moi, sur la montagne et y demeure: je veux te donner les tables de pierre, la doctrine et les préceptes, que j'ai écrits pour leur instruction""(4). Il existe de nombreuses références dans la Torah à un enseignement oral, par exemple dans Devarim 12:21: "Trop éloigné du lieu choisi par l'Éternel, ton Dieu, comme siège de son nom, tu pourras tuer, de la manière que je t'ai prescrite...". La "manière... prescrite" est bien entendu l'abattage rituel, la sheh'ita (5), dont la procédure n'est explicitée nulle part dans la Torah Ecrite. Ainsi en est-il pour les Tefilin (Devarim 6:8) et les Tzitzit (Bamidbar 15:38) qui sont évoqués dans l'Ecrit, mais dont on ne connaît pas les détails et qui sont donnés par la Torah Orale (6). Ainsi en est-il concernant les détails du respect du Shabat (7), alors que le prophète Yirmiahou (Jérémie) dit (17:22): "Ne transportez pas non plus de fardeau hors de vos maisons le jour du Sabbat et ne faites aucun ouvrage; mais sanctifiez le jour du Sabbat, comme je l'ai ordonné à vos ancêtres".
On compte dès lors sur la Torah Orale pour l'interprétation de la Torah Ecrite (8).
De manière paradoxale, étant donné que nous avons besoin de la Torah Orale pour maintenir notre tradition, celle-ci devient dès lors plus importante que la Torah Ecrite (9) !
Ceci étant, la Torah Orale devait originellement, comme son nom l'indique être transmis oralement (10). Et il était interdit de l'écrire d'une quelconque manière et ce, pour plusieurs raisons - une d'entre elles était pour qu'il n'y ait pas de mésinterprétation ou d'ambiguïté (11), un texte écrit peut toujours être mal compris (12). Une autre raison invoquée est que la Torah Orale devait traiter d'une infinitude de cas qui devait émerger au fil du temps, ainsi cette littérature n'en n'aurait plus fini et on n'aurait jamais pu l'écrire entièrement, comme le dit l'Ecclésiaste (12:12): "Mais, mon fils, sois bien en garde contre ce qui viendrait s'y ajouter: on fait des livres en quantité, à ne pas finir..." (13). Ainsi, D'ieu a donné à Moshé des règles que l'on pourrait appliquer à chaque cas possible (14).
Ces règles sont surtout des règles d'interprétation herméneutique (cf. à ce propos J. Milewski, Ethique, Droit et Judaïsme, Les treize règles d'interprétation du texte biblique, éd. Lichma, Paris, 2010, 381 pages).
Ainsi, avec le temps diverses interprétations s'envisagèrent étant donné la variété de nouveaux cas se présentant. On tranchait selon la majorité de rabbins. Cependant, avec le temps, cela ne se fit plus et pour diverses raisons législatives on a gardé, à l'écrit, dans le Talmud, les différents avis afin de savoir quoi trancher dans des cas nouveaux représentant quelques similitudes.
cf. encore la 70594.

2.Différences de rites et coutumes
Etant donné que chaque rabbin avait pour habitude de fixer la loi, la halah'a dans son lieu, selon les principes rabbiniques, au fil du temps des divergences apparurent et il n'y eut plus d'uniformité complète (comme cela fut le cas du temps du Sanhédrin) et dans différents lieux, il existe différents usages (15a).
Toutefois, malgré les apparences, ces différences, de manière ontologique, sont minimes (15b).

De plus, le Peuple souvent accepta certaines habitudes appelées alors coutumes "minhag" (16).
Ces coutumes étaient parfois même instituées par les prophètes (17) et étaient alors ratifiées par le Sanhédrin leur attribuant le même statut que des décrets rabbiniques (18).

Toutefois, lorsque cela ne fut plus possible, chaque communauté différente par son histoire et sa culture (19), et dont les individus sont de nature différente (20), développa ses propres coutumes, tout comme chaque lieu a sa mentalité (21). "Tout comme une rivière suit son cours, dans son lit, ainsi chaque communauté suit son usage" (22).
Ainsi, le but de la coutume est surtout de renforcer la Torah, l’adhérence et la croyance à celle-ci, selon le caractère propre au lieu donné (23).
En outre, les coutumes créent des liens entre les habitants locaux et empêchent l'assimilation (24), tout comme elles permettent de créer des liens entre les générations locales (25).
L'usage local commercial (même non-juif) est également reconnu par la halah'a comme valable et ayant force de loi (26).

Quoi qu'il en soit, les grandes différences d'usage se reflètent surtout dans les prières (27).
Cependant, il existe une tradition que nous tenons du Ari z"l que les différences entre les rites liturgiques (ashkénaze, séfarade, yéménite, etc.) correspondent à des "voies célestes" différentes. En effet, affirme-t-il, chaque tribu avait son rite de prière, puisqu'il n'y avait pas de prière fixe, il y a donc douze "voies célestes" (comme cela est souligné à la fin du livre de Yeh'ezkel) menant les prières à D'ieu, et les différents rites correspondent à ces différentes "voies" (28). Par ailleurs, toutes les prononciations (de l'hébreu) aussi sont acceptées (29). De plus, tous les rites ont la même valeur et il n'y a pas de préséance de l'un sur l'autre (30).

Les coutumes sont très importantes, car elles maintiennent le patrimoine d'Israël, on apprend cela du verset (Mishlei 1:8): "Ecoute, mon fils, les remontrances de ton père, ne délaisse pas les instructions de ta mère" (31). Le "père" fait allusion à D'ieu (c'est-à-dire l'enseignement Divin qui se dévoile dans la halah'a), alors que "la mère" symbolise le Peuple Juif (32).

Le Rav A.I. Kook en déduit que la source nous astreignant à respecter les coutumes est notre amour pour le Peuple Juif (33):
"Sache que nous accomplissons avec amour les coutumes juives, bien que nous sachions qu'aucune prophétie nous y a astreint, et nous faisons tout par amour de notre patrimoine, de notre Peuple, un amour et un respect que nous sont chers, chers d'une sainteté Divine supérieure".
Par ces propos il montre bien que l'on ne peut pas considérer la coutume comme une sorte de vœu ("néder") que la communauté ou un individu aurait accepté (34). Cette vision des choses est extraordinaire dans le sens où elle voit l'unité du peuple justement dans sa diversité.

Il est encore à noter qu'il y a toujours eu une tension entre la volonté de maintenir d'anciennes coutumes et traditions et la volonté de s'adapter, dans le respect de la halah'a aux normes de la société nous entourant, cette ambivalence peut parfois se retrouver dans les écrits d'un même auteur.
Rabbeinou Tam (tossafiste, petit-fils de Rashi, France 1100-1171) écrit par exemple "l'habitude de nos ancêtres devient notre Torah" (35), alors qu'il écrit aussi, ailleurs, que le mot "minhag" (coutume) contient les mêmes lettres que celles du mot "guehinam" (enfer) (36). Cette même tension se retrouve chez de nombreux auteurs.
En effet, il y a quelque chose de respectueux envers les générations précédentes de perpétuer le patrimoine qu'ils nous ont transmis, mais d'autre part, on aspire à l'unité du Peuple Juif. Dans cet ordre d'idée le Rav Goren a tenté d'écrire une prière au rite unique (noussah' ah'id), mais cela n'a pas pris... les gens aiment trop prier selon leur habitude (37).

Cordialement,

Sources:
(1) Sifra 112c; Rashi sur Vayikra 26:46; Sifrei 251 sur Devarim 33:10; Shemot Rabba 1,16; Beit Elokim du Mabit, Sha'ar HaYessodot, 16; Shnei Louh'ot HaBrit (Shl"a), Masseh'et Shevouot s.v. ma'alat II, 108b; cf. aussi Daniel 9:10.

(2) C'est le 8ème principe de foi du Rambam, dans son commentaire de la Mishna, introduction au Perek H'elek.

(3) Cf. TY Peah chap. 2, hal. 4 (13a); TY H'aguiga chap. 1, hal. 8 (7a); Rabbi Shemouel HaNaguid, Mavo HaTalmoud; Shenot Eliahou (long) sur Peah 2,6; cf. aussi Kareitot 13b et Kohelet Rabba 1,28.

(4) TB Berah'ot 5a; Rambam, Introduction au Yad HaH'azaka; Rabbeinou Yonah sur Avot 1,1 s.v. Moshé.

(5) Sifrei et Rashi, ad loc.; TB H'oulin 28a; Yuma 75b; Rambam, Sheh'ita 1,4; Tana deBei Eliahou, chap. 15 (74a).

(6) Vayikra Rabba 22,1; Kohelet Raba 5,7. Cf. TB Sanhédrin 88b.

(7) TB H'aguiga 10a (Mishna 1,8); cf. Meh'ilta sur Shemot 35:1 (104b); TB Shabat 97b en haut; TY Shabat chap. 7, hal. 2 (44a Vilna).

(8) Kouzari III, 35; Ra'avad sur Sifra, Introduction 1a; cf. TB Shabat 31a.

(9) Rabbeinou Bah'ya, Kad HaKemah' s.v. Torah, p. 422; cf. aussi TB Bava Metzia 33a.

(10) TB Guitin 60b; Temourah 14b; TY Meguila chap. 4, hal. 1 (28a Vilna); Rashi sur Shemot 34:27; Rashi sur Guitin 60a s.v. veha; Ran, Guitin (Rif 27b), s.v. veha; Iggeret Rav Sherira Gaon (Lévin, 1972), p. 71-72. Cf. aussi resp. Guéonim (Sha'arei Teshouva) 187; R' Shalom Albeck, Mishpah'at Sofrim (Varsovie, 1902), intro. p. 13-14; Sdei H'emed (Medini), Pe'at HaSadeh, dalet, 22, II, 134.

(11) cf. TB H'aguiga 11b.

(12) Rambam, intro. à la Mishna, Hagah, s.v. Oumiyemot; Guide des Egarés I, 71; Ritva sur Guitin 60b; Sefer Ha'Ikarim III, 23; Shl"a, Torah Shebe'al Peh, Daleth III, 231a; Halih'ot 'Olam, intro.

(13) Cette interprétation du verset apparaît et est traitée dans TB Eirouvin 21b; Bamidbar Raba 14,12; Sefer Ha'Ikarim III, 23; Maharsha sur Guitin 60a s.v. veha; Maharal, Tiféret Israël, chap. 68; Gour Aryeh sur Shemot 34:27.

(14) Shemot Raba 41,6 et Tanh'ouma Ki Tissa 16.

(15a) cf. Souka chap. 3, mishna 11 (38a); TB Pessah'im 119b; Mass. Sofrim 10,7.
Les raisons de ces différences sont explicitées dans le Darkei Hora'ah du Maharatz H'ayot, p. 244-245; Aboudraham dans son intro.; Rabbi Yossef Ibn Ezra dans son Ma'asseh Meleh' 7,15; Knesset HaGuedola sur le Tour YD 214, 31; Pah'ad Itzh'ak (Lampronti) s.v. Dvarim (80c).

(15b) Beit Elokim, du Mabit, Sha'ar HaYessodot, chap. 38.

(16) Cf. Melah'im II 9:20; Targoum sur Ruth 4:7; cf. aussi Rashi sur TB Ta'anit 26b s.v. ouraouy.

(17) TB Souka 44a; Rashi ad loc s.v. minhag; Teshouvot HaGuéonim, Sha'arei Teshouva 307; Halah'ot Pesoukot min HaGuéonim 180; Ritz Geat, Sha'arei Simh'a (Furth 1861), t. I, p. 112-3; Sefer Hamanhig 40 (70a dans l'éd. de 1519); Shibolei HaLeket 369; Sefer Yire'im Hashalem 422; cf. aussi Ramban sur Bereshit 29:27.

(18) Rambam, hil. Mamrim 1,2-3 et 2,2-5; cf. aussi Pri Megadim, Intro. au Sh. Ar. I, 41; resp. Rashba III, 411; I, 729; V, 126; resp. Minh'at Yaakov (Reischer), 1, sur la fin du comm. sur Torat H'atat (Prague, 1689); cf. encore Leh'em Mishneh, hil. Talmud Torah 6,14 et 11.

(19) Cf. Darkei Hora'ah (H'ayot) chap. 2, p. 225; Sefer H'assidim 1101 qui montre bien qu'on est influencé par les populations avoisinantes, même non-juives; cf. aussi Rambam, hil. De'ot 6,1 et Guide III, 46.

(20) TB Berah'ot 58a; Sanhédrin 38a; TY Berah'ot chap. 9, hal. 1; Bamidbar Rabba 21,2; Tanh'ouma Pinh'as 10; Rambam, hil. De'ot 1,1.

(21) Cf. TB Shabat 31a.

(22) TB H'oulin 18b et 57a; Rashi ad loc. s.v. nehara; Arouh' s.v. nahar; cf. aussi TB Guitin 60b et Rashi ad loc. s.v. bemetzil; cf. encore resp. Binyamin Ze'ev 303.

(23) Darkei Hora'a, id. chap. 7, p. 239; cf. aussi Rashi sur Betza 25b s.v. datei'hem.

(24) Darkei Hora'a, ibid.

(25) resp. Rashba III, 41; Kedoushat Levi (Berditchev) sur Bereshit 15:8; cf. aussi TB Shabat 23a et Souka 46a qui l'apprennent de Devarim 32:7; Midrash Lekah' Tov, Emor, 66a.

(26) cf. TB Baba Metzia 83a et TY id. chap. 7, hal. 1 (27b dans l'éd. Vilna); TB Ketouvot 66b; Tour Sh. Ar. et comm. HM 201,2; Knesset HaGuedola, ibid.; etc. etc.

(27) Cf. Pri Etz H'ayim, Inyan Tefila 3d; Sh. Ar. HaAri, Kavanot HaTefila 4; Maguen Avraham 68,1; Maguid Devarav LeYaakov 141; resp. H'atam Sofer OH 15; resp. Divrei H'ayim OH II, 8; resp. Maharam Shick OH 43; Sdei H'emed, "mem", 38 (t. IV, 100).

(28) Sha'ar HaKavanot 50d; Maguen Avraham, id.; Mishna Beroura 68,4; Pninei Halah'a, Prières, chap. 6, 1.

(29) resp. Iggrot Moshe OH III, 5

(30) Resp. H'atam Sofer I, 15; en outre les séfarades affirment que leur rite est le meilleur (H'ida au nom du Ari, rapporté dans resp. Yabia Omer VI, 10 et resp. Yeh'ave Da'at III, 6), les h'assidim affirment que c'est le leur car la plupart des "kavanot" kabbalistiques ont été écrits sur ce rite, les ashkénaze, tout comme les yéménites baladi affirment que le leur est meilleur puisqu'il provient directement des amoraim et gueonim d'Israël, alors que les autres rites sont basés sur les guéonim de Babylone, etc. etc. Il est clair que la H'atam Sofer a raison et que tous se valent et que tous les arguments avancés n'ont aucune valeur hilh'atique.

(31) TB Pessah'im 50b et Ran sur Rif 17b s.v. venimtzeinou ; H'oulin 93b et Rashi ad loc s.v. al; Sheiltot 67; Bahag, Meguila, vers la fin; H'ayei Adam klal 127, hal. 1.

(32) TB Berah'ot 35b; Sanhédrin 102a; Zohar II, 85a et III, 213a. "Ima" (mère) se lit comme "ouma" (nation) - Tanh'ouma, Re'eh, 14.

(33) Eder HaYakar, chap. 4.

(34) Ce qui est l'avis du H'atam Sofer (resp. YD 107). Il le dit explicitement dans resp. Da'at Kohen, siman 18 et ramène comme preuve les propos du Maharshal (dans Yam Shel Shlomo sur H'oulin) qu'il n'y a d'interdit de la Torah seulement lorsqu'un "h'erem" est prononcé.

(35) Toss. Menah'ot 20b s.v. nifsal.

(36) resp. de Rabbeinou Tam, rapporté dans Shiltei HaGuiborim sur le Mordeh'i, à la fin de Guittin; cf. encore E.E. Ourbah', Ba'alei HaTossafot, 4ème éd., Jérusalem, 1980, p.80-81

(37) Sur cette tension en général, cf. H.J. Zimmels, Ashkenazim and Sephardim, Londres, 1958, surtout la 3ème partie. Relativement à la nécessité d'unir les rites de prière : cf. Shadal, intro. au Mah'zor de Rome, éd. Goldschmidt, Tel-Aviv, 1966, p. 78 et A.M. Habermann, Al HaTefila, Lod, 1987, p. 15-16.