Conversation 56091 - La medisance, la loi et la morale

Nathalie12a
Mercredi 9 mars 2011 - 23:00

QUESTIONS 55741 et 55803

Bonjour,

Quelle est la différence entre dire la vérité, et faire du lashon harah ?
Et quelle est la différence entre ne pas faire du lashon harah, et mentir par omission ?

J'ai du mal à démêler ces concepts.
Si on me pose une question et que ma réponse va avoir des consonances négatives, dois-je mentir par omission en me taisant, ou dire la vérité en faisant du lashon harah ?
Quand sur internet, on nous demande notre avis sur telle ou telle prestation, bien sûr nous n'avons pas l'obligation de parler… mais il me semble bien que nous n'avons pas non plus l'obligation de nous taire… non ?
Bon, évidemment, toute vérité n'est pas bonne à dire…. Mais si je peux éviter à certains internautes d'être confrontés à des escrocs du web en disant qu'ils sont des escrocs, pourquoi serais-je taxée de lashon harah alors que l'objectif est celui de l'information pour la protection ?... (et sans mentir en plus !). Si je raconte une expérience personnelle catastrophique, et que je laisse les lecteurs en tirer les conclusions qui s'imposent, suis-je coupable de lashon harah ?

C'est très difficile de trouver son chemin, entre la morale, l'obligation, le lashon harah et la nuance du langage et l'art de délivrer des sous-entendus soumis à interprétation... et obéir aux procédures et conditions de la loi.
Pourtant il me semble que s'abstenir, ce n'est pas toujours bon !

…Et puis aussi, ce que je sais, c'est que j'aimerai être avertie si par hasard je m'apprêtais à devenir la victime d'un escroc. Et ne doit-on pas traiter les autres comme nous aimerions être traités… ? Qui ne souhaiterait pas être averti avant de devenir victime, pour s'éviter de l'être ?...

Nous sommes bien souvent broyés, en tant qu'individu, mais regroupés en associations de consommateurs, par exemple, nous sommes plus forts et moins victimes d'abus. Si tous les membres de ces associations agissaient en fonction des termes de votre réponse (la loi), il n'y aurait simplement pas d'association et le petit consommateur continuerait à être la victime d'organisations plus puissantes.

En même temps, en tant qu'individu, je n'ai pas du tout envie d'être taxée d'une faute, de faire "techniquement parlant" (c'est-à-dire dans l'observance stricte de la procédure mise en place par la loi) du lashon harah. Mais en tant que citoyen, que consommateur, n'ai-je pas une obligation morale ?

Alors maintenant, je me pose toutes ces questions…. Et je me tourne vers vous pour y voir plus clair.

Merci pour votre aide.

Emmanuel Bloch
Mercredi 30 mars 2011 - 03:29

Bonjour,

Nous avons recu ces derniers temps plusieurs questions portant sur les lois du Lachon Hara (medisance), et dans plusieurs d'entre elles on peut clairement detecter un certain malaise par rapport aux exigences posees par la Torah en la matiere. Votre question a le merite, si je puis dire, d'etre celle qui souligne le mieux les sources de ce que je crois etre le probleme. Car nous sommes effectivement en presence d'un conflit entre loi et morale, bien qu'a mon sens il se pose d'une maniere quelque peu differente de ce que vous suggerez.

Dans la presente reponse, je voudrais essayer de presenter un point de vue un peu plus large de ce que representent les lois du Lashon Harah (obligation morale ou halakhique?) dans le Judaisme.

C'est un peu long, mais j'espere interessant ! :)

1. Pour etudier les lois du Lashon Harah, il faut se tourner vers le livre 'Hafetz 'Hayim, publie en 1873 par le rav Israel Meir Kagan HaCohen (1838-1933).

Ce livre est tres accessible, il a ete traduit en de nombreuses langues, dont le francais et l'anglais. Il existe aussi la possibilite de l'etudier "une halakha chaque jour" selon un ordre etabli par le rav Segal de Manchester. Pour celui ou celle qui veut savoir comment respecter les lois de la medisance, notre epoque presente des possibilites impressionnantes.

2. En tres resume, toute phrase impliquant qu'autrui a fait quelque chose de negatif, qu'il possede une mauvaise qualite, toute indication negative meme non verbale, est interdite. L'interdiction demeure meme si l'on ne dit que la stricte verite.

De meme qu'il est interdit de dire du Lachon Harah, il est interdit de croire au Lachon Harah lorsque l'on en entend.

3. Les exceptions sont rares. Il est toutefois permis de dire du Lachon Harah dans un but positif (Leto'elet). C'est le cas lorsqu'il s'agit de prevenir un dommage reel et concret. On peut ainsi prevenir qu'un tiers est malhonnete, si son interlocuteur s'apprete a entrer avec lui en relation commerciale. On peut prevenir que tel garcon ou telle fille a un probleme lorsqu'un chiddoukh est considere. Etc.

Le 'Hafetz 'Hayim limite fortement les possibilites de faire du Lachon Harah dans un but positif. Il pose que 7 conditions cumulatives doivent etre remplies: seule la personne concernee doit etre prevenues, il faut que la motivation du rapporteur soit completement pure, il ne faut pas exagerer, il faut essayer de prevenir au prealable le tiers qu'il doit faire techouva, etc.

Le resultat final est un ensemble de lois qu'il est evidemment loin d'aise de respecter en permanence, mais qui a le merite certain de fixer tres haut la barre des attentes de la Torah en matiere de la purete de la parole.

4. Plusieurs des questions recues recemment semblaient suggerer que ces lois semblent tres contraignantes, surtout par rapport a ce qui couramment pratique de nos jours en societe, sur Internet, ...

Mais bon - ce n'est pas facile de ne pas dire du Lachon Harah, bien entendu, mais c'est faisable! Respecter la Torah est une tentative de depassement de moi, renouvelee jour apres jour. Ceci vaut pour le domaine de parole comme pour le reste.

S'abstenir du dire du mal, ce n'est pas mentir par omission. Dire la verite ne signifie pas que l'on doive dire TOUTE la verite. Ou si vous preferez: dire la verite, cela signie "penser tout ce que l'on dit", pas "dire tout ce que l'on pense". Il vaut mieux souvent s'abstenir.

5. Mais je voudrais neanmoins rejoindre les remarques, implicites ou explicites, des cheelanautes, sur certains points. Il semble bien que dans certains domaines, le respect des lois de la medisance ne semble pas etre une question d'efforts et d'entrainement, mais entraine un conflit ouvert avec le fonctionnement de nos societes modernes.

Le 'Hafetz 'Hayim puise tous ses exemples dans la vie courante - la vie commerciale et les interactions interpersonnelles, essentiellement.

Mais peut-on concevoir une societe moderne sans liberte de la presse? Nous comptons sur les journalistes pour nous informer de ce qui se passe dans le monde, meme si cela reflete negativement sur certaines personnes. Tout notre systeme democratique, en fait, repose sur le postulat que les plateformes et les bilans de nos leaders et de leurs concurrents doivent pouvoir etre compares.

Autre exemple: l'historien doit etre a meme, dans son travail, de pouvoir juger le passe de maniere aussi objective et complete que possible. Faudrait-il interdire d'ecrire autre chose que des apologies et hagiographies, des visions idealisees de ce que l'Histoire aurait du etre, et non ce qu'elle a reellement ete?

Ces problemes se posent avec beaucoup d'acuite en Israel. Il y a ici de reels conflits entre notre systeme juridique et la halakha telle que codifiee presentement.

6. Revenons un instant sur le livre 'Hafetz 'Hayim. Dans les cercles religieux, on entend souvent l'idee que cet ouvrage represente un " 'hidouch ", un element nouveau. Et c'est vrai: avant le rav Kagan, aucune autorite rabbinique (a l'exception notable du Rif) n'avait considere que le Lachon Harah representait une obligation strictement "legale". Aucun des grands codes historiques ne contient de section sur les lois du Lachon Harah.

Ceci ne signifie aucunement qu'avant le 'Hafetz 'Hayim, le Lachon Harah etait permis. Il etait considere comme du "moussar", une obligation morale.

Attention: le moussar oblige, tout comme la halakha oblige. Par exemple, tout juif a l'obligation (morale) de ne pas etre orgueilleux. Le fait qu'il n'existe pas de "lois de l'orgueil" ne signifie pas que l'obligation morale d'etre humble n'existe pas. La Torah attend de chaque juif qu'il fasse un effort sincere pour ameliorer sa personnalite sur ce point. De la meme maniere, avant le 'Hafetz 'Hayim, l'obligation de s'abstenir de dire du mal etait d'ordre moral, et c'est le livre du 'Hafetz 'Hayim qui codifia legalement ce domaine et le transforma en "loi" au sens strict.

La difference est importante. La loi (halakha) parle en termes absolus. Le moussar prend en compte d'autres facteurs exterieurs, et laisse la decision finale au soin de chaque personne. Je pense que dans les domaines donnes en exemples au chiffre precedent, la difference est sensible.

7. Pour plus d'informations, je recommande la lecture de cet article :
Benjamin Brown, "From Principles to Rules and From Musar to Halakhah: The Hafetz Hayim's Rulings on Libel and Gossip," Dine Israel 25 (2008).

T@PµZ
Mardi 29 mars 2011 - 23:00

Chalom.
En rapport avec la réponse de la question N°56091.
Merci beaucoup pour cette réponse.
Et c'était plus intéressant que long, ;)
Kol Touv.
T.

Emmanuel Bloch
Jeudi 31 mars 2011 - 14:28

Merci de votre commentaire!