H'ad Gadya - Un chevreau, une biquette ou le dindon de la farce ?!

H'ad Gadya - le "chant" de grâce !

 

Il y a un passage de la haggada de Pessah' qui m'a toujours intrigué.

 

C'est le chant "h'ad gadya" que de nombreux juifs chantent à la fin du Séder de Pessah' et qui est, il faut l'avouer, assez original.

(on peut l'écouter, par exemple, en ladino ici)

 

Chaque année on fait à tour de rôle les imitations et voix des différents protagonistes du "chant", histoire de réveiller ceux qui commencent à sommeiller.

Ses origines pourtant sont on ne peut plus mystérieuses.

On ne connaît ni son auteur, ni sa date de parution et a fortiori d'écriture !

 

Dans la Haggada "Marbeh LeSaper" du Rav Yedidiah Tia-Weil (1721-1805) il est fait mention que :

"dans un ancien manuscrit il est dit que la source de ce poème serait dans un rouleau retrouvé dans la maison d'étude de Rabbi Elazar de Worms",

auteur, entre autres, du livre "Rokéah'" (1176-1238).

 

Cependant dans les écrits du Rabbin de Worms, on ne retrouve pas ce "chant"…

Il existe encore d'autres suppositions, parfois assez loufoques - ainsi, dans le livre "Avnei Shoham" il est rapporté au nom de la "Haggada Rouah' Doudaïm" que ce "chant" fut institué après la destruction du second temple, en même temps que le "ha lah'ma a'niya" récité au début de la haggada ; or on ne trouve aucune trace pouvant confirmer une telle affirmation... puisque ce chant ne figure dans aucun enseignement talmudique ou midrashique, ni dans les premières haggadot que nous avons datant de l'époque post-talmudique.

Dans la Haggada "Dameshek Eliezer" (Coulommiers, 1883) il est écrit que "H'ad gadya deZabin Aba biTrei Zouzei, h'ad gadya" (un chevreau que mon père a acheté pour deux sous, un chevreau) aurait la même valeur numérique (guématria) que "Yehonathan ben Ouziel", ce fameux rabbin qui rédigea, à l'Antiquité un commentaire, qui est surtout une traduction en araméen (cf. TB Meguila 2b), des livres des Prophètes - un signe concernant l'auteur, donc ?!

Bref, ce "chant" reste un mystère !
 

 

Cela n'empêche pas au Rav Yaakov Emden (1697-1776) d'affirmer, dans son Sidour (Beit Yaakov, ad loc. au début de son comm. sur ce "poème"), qu'il s'agit d'un "chant important… et très ancien, dont on ne connaît pas l'auteur".

Toutefois ce dernier n'apparaît dans la Haggada d'aucun des Rishonim… (si ce n'est un témoignage duquel on ne peut qu'être dubitatif du Rav Shmouel Ehrenfeld (1835-1883, Haggadat H'atan Sofer), gendre du Rav Moshé Schreiber (plus connu sous le nom de H'atam Sofer), au nom du Rav Shim'eon ben Tzemah' Duran (1361-1444)…).

La première apparition connue aujourd'hui est dans un Sidour manuscrit de 1406.

Aucune trace avant cela et ce n'est qu'en 1590 que ce passage liturgique sera inséré avec "Eh'ad mi Yodéa" dans la Haggada de Prague et depuis là se répandra quasiment partout.

D'ailleurs de très nombreux commentaires ont été donnés à ce passage.

Il existe même des livres entiers à ce sujet, comme :

- le "Ah'veit Ah'idan" (publié anonymement à Amsterdam, en 1762), apparemment le premier livre entier consacré à ce sujet (!)

- le "Kerem Eiyn Guedi" (du rav Yehouda ben Mordeh'ai Horowitz, écrit en 1764 et imprimé à Doubno, trente ans plus tard, en 1794),

- le "Maamar Mordeh'ai" (du Rav Mordeh'ai ben Itzh'ak de Kalish, 1764 aussi),

- le "Guedi Mekoulas" (publié à Altona en 1770 par Rabbi Moshé Avraham Aberli),

- le "Melo Pi HaGuedi" (publié à Altona en 1776) de Rabbi Yehouda Leib ben Moshé d'Hambourg

- le "Imrei Bina" (publié en 1779) faussement attribué au fameux Rav Yossef Engel (1858-1920) alors que son auteur est Rabbi Yehouda Youdel Engel,

- le "Biour Maspik" du Rav Asher Anshel de Francfort (Londres, 1785),

- le "Eiyl Itzh'ak", du Rav Itzh'ak de Prague, Lvov, 1820

- le "Mikra Kodesh", du Rav Tzvi Hirsch ben Shlomo Zalman de Lipravitz, Prague, 1827

- le "Maamar Yonathan" attribué au Rav Yehonathan Eybeschütz, Lvov, 1862

- le "Neh'mad veNaïm", du Rav Aryeh Leib ben Moshé, 1804

- le "Maguid Meisharim", de Rabbi Moshé Blumenfeld, Hanovre, 1880

- le "Meïr Einayim",

- le "Pessah' HaTikva",

- le "Gan David",

- etc. (certains de ces livres sont disponibles ici)

Plusieurs dizaines, voire parfois des centaines, de pages toutes consacrées à l'interprétation de ce "chant" et à ses diverses significations !

Je ne vais pas traiter ici des différentes interprétations et exégèses ; j'avais une fois décompté plus de treize pistes de lecture complètement différentes l'une de l'autre.

Pour une étude des différentes interprétations et de leurs évolutions - cf l'article du Rav Touvia Freund  dans Yeshouroun (t. VIII, p. 654).

Notons juste que le Rav Yishaya Asher Zelig Margaliot (1894-1967), dans son livre "Koh'o deRabbi Elazar ben RaShbY" (Jérusalem, 1950) rapporte au nom du H'ozeh de Lublin que le "H'ad Gadya" serait une "invocation magique" (!), spécifique au soir du Séder, contre les anges, pour qu'ils nous laissent tranquille (!).
Cet enseignement est également rapporté à la fin du livre "H'amra Tava".

Ceci serait basé sur un passage du Talmud (TB Shabat 67b) voyant dans le chevreau un motif d'incantation, telle que pratiquée par les idolâtres.

Ce phénomène en a fait d'ailleurs sourire plus d'un ; ainsi dans le commentaire "Birkat HaShir" sur la Haggada, le Rav Aryeh Leib Zuenz (1768-1833) ne manque pas de noter, comme introduction à son propre commentaire sur H'ad Gadya, que les commentateurs ont sûrement dépassé l'auteur qui n'avait vraisemblablement aucune idée de la force de ses mots et qui n'a guère dû penser à toutes ces choses… Peut-être était-ce même pour se "détendre" qu'il aurait écrit ce "chant" en araméen… pour marquer notre liberté après avoir célébré la sortie d'Egypte. Histoire de rigoler un peu. Bref, une bonne blague qui fait du bien, marquant notre liberté. Cela n'empêche pas, ajoute-t-il, et c'est important, d'étudier ces commentaires qui ont une valeur certaine en eux-mêmes du fait de leur contenu.

Le Rav Isah'ar Tamar (1896-1982, dans son commentaire sur le Talmud de Jérusalem, Alei Tamar, Pessah'im, chap. 10, hal. 6) raconte que ce chant était non seulement pris à la légère mais qu'en plus certains avaient l'usage d'ajouter des chants aux thèmes similaires en allemand :

"En Pologne, avant la grande destruction ( = la Shoah, N.d.E.), on chantait dans de nombreuses maisons ainsi que dans la maison de mon père, lors du soir du Séder, "Eh'ad mi Yodéa" en traduction allemande et un autre chant populaire en allemand également, qui suivait la logique de "h'ad gadya".

Il va ainsi : le maître envoie l'agriculteur dans la forêt pour cueillir des pommes, mais celui-ci ne veut pas. Les pommes ne veulent pas tomber. Le maître envoie un chat dans la forêt pour aller gratter l'agriculteur qui ne veut pas cueillir les pommes qui ne veulent pas tomber. Le chat ne veut pas gratter l'agriculteur... Le maître envoie le chien mordre le chat qui ne veut pas aller gratter l'agriculteur... Le chien ne veut pas... etc. jusqu'à la dernière rime. Finalement, le maître va lui-même dans la forêt, c'est alors que l'ange de la mort veut prendre le boucher qui veut égorger le boeuf qui veut boire l'eau qui veut éteindre le feu qui veut brûler le bâton qui veut frapper le chien qui veut mordre le chat qui veut gratter l'agriculteur qui veut cueillir des pommes et celles-ci veulent bien tomber ! Les pommes veulent bien tomber"!
 

Le chant dont il parle ici semble être "Der Bauer Schickt den Jockel aus" ; quoi qu'il en soit le rapprochement et la proximité des motifs saute aux yeux.

 

Il existe un passage similaire dans le livre "Malh'out Shlomo", tome I (imprimé à Lakewood en 2016), concernant les usages et la généalogie de l'Admour Rabbi Shlomo Twersky d'Hornostaipil (1981-1923) dans lequel il est dit (siman 3, §58, p. 217) :

"Après H'ad Gadya, ils chantaient cette chanson - "vent, vent, vent, vent, de l'arbre tombe la pomme, du haut de l'arbre elle est tombée et s'est éclatée. Dommage, dommage, dommage pour la pomme tombée, tombée du haut de l'arbre, qui est  tombée et s'est éclatée". Et ces propos se tiennent à la cime du monde, selon le "sod" (enseignement ésotérique)".

Et en note de bas de page (n. 62) :

"qui peut se tenir face à l'ésotérisme des saints, cependant nous pouvons expliquer selon le sens obvie que ce chant parle de l'exil d'Israël qui est comparé à une pomme, ainsi qu'il est dit dans le Talmud (Shabat 88a) et (le Peuple d') Israël est tombé..."

Quelle surprise de découvrir que l'auteur de ce "chant" n'est autre qu'Aharon Ashman (1896-1981), auteur sioniste contemporain... qui n'avait très certainement pas ce genre de motifs en tête, lorsqu'il écrivit son poème ... (cf. ici pour un article en hébreu sur le sujet)

 

Aussi, on ne manquera pas de noter que des thèmes similaires au H'ad Gadya se trouvent dans de nombreuses cultures.

 

Ainsi, dans la chanson populaire "Ah! Tu sortiras, Biquette, Biquette" on trouve des motifs très proches du "H'ad Gadya".

 

Élément qui fait s'en interroger plus d'un sur le rapprochement entre ces "chants" (cf. p. ex. ici).

 

Influence certaine aussi sur la chanson de l'italien Angela Branduardi (né en 1950), parue en 1976, Alla Fiera Dell'Est, qui métamorphose le chevreau en souris...

 

Fait à noter - la première étudiante de l'école d'art de Jérusalem, "Bezalel", Miriam Nissenholtz, avait d'ailleurs pris pour nom "H'ad Gadya" (prétendument parce qu'elle grimpait vite sur les collines de Jérusalem, tel un chevreau) et c'est ainsi que les gens s'en rappellent aujourd'hui - "Miriam H'ad-Gadya".

Autre fait notable - dans le yiddish des polonais et russes le terme "h'ad gadya" signifierait prison (apparemment lié au terme russe гауптвахта - corps de garde - dont les consonances ressembleraient à "h'ad gadya").

Du brave chevreau on est passé à la biquette, puis à la prison...

Drôle d'évolution pour une chanson.

 

Mais, malgré tout cela, il faut rester sérieux !

En effet, le Rav H'ayim Yossef David Azoulay (H'ida - 1724-1806) répond à un incongru qui lui avait demandé s'il fallait considérer comme valide une excommunication, prononcée dans la colère et la hargne d'une dispute, contre quelqu'un qui osait rire de cet "hymne" de H'ad Gadya (resp. H'ayim She'al, t. I §28).

Le H'ida (contre toute attente), dans des mots virulents, soutient que l'excommunication de cet homme ayant osé rire de ce chant récité à la fin de la Haggada, en Allemagne notamment, est non seulement valide, mais en plus qu'il doit être sévèrement puni (pécuniairement, par une taxe à la communauté) pour s'être moqué de tous ces juifs qui le récitent et des rabbins qui l'ont commenté !

 

Bref, même si on est à la fin de la haggada, fatigués, il nous faut garder tout notre sérieux, parce que ce "chant" n'est pas une blague !
 

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Image : "H'ad Gadya" dans la Hagada d'Hamburg-Altona, 1751