Conversation 2963 - Comment reprimander sans brusquer?

Anonyme
Mercredi 11 décembre 2002 - 23:00

Droit ou devoir ? C'est la question que je me pose à propos de la réprimande.

Que l'on souhaite réprimander une personne, et voici, bien souvent elle nous ferme la porte, arguant que l'on n'a aucun droit d'ingérence envers elle.

En effet, de quel droit se mêlerait-on des affaires d'autrui, puisque respecter l'autre nécessite de ne pas lui reprocher ses torts, de l’accepter tel qu’il est finalement... La société occidentale affiche avec une belle sérénité cette façon de penser, au fond révoltante.

C'est vrai, certains réprimandent pour se moquer, pour insulter, pour faire du mal. Cependant, la Torah nous dit combien la réprimande est au fond une preuve d'intérêt pour autrui, un vrai élan d'amour. Car pourquoi devons-nous nous réprimander mutuellement, nous autres fils et filles d'Israël ? Pour effectuer au mieux notre mission : servir D.ieu. Et seulement pour cela !

Me voici déstabilisé : la Torah m’impose un devoir de réprimander mon prochain, mais les valeurs actuelles incitent à penser que c'est une démarche inadmissible.

Prenons un exemple grossier : deux amis juifs sont attablés. L'un des deux sors de sa sacoche un sandwich contenant deux belles tranches de jambon, du gruyère, et un soupçon de beurre pour le goût. Au moment où il s'apprête à engloutir son met, voici que son ami intervient :

- Tu sais, ce mélange d'aliments est interdit chez nous ; peut-être devrais-tu manger autre chose ?
- De quoi te mêles-tu ? T'ai-je empêché de manger ton repas ?
- Ne t'emporte pas : je désirais seulement te rappeler que la Torah nous demande de faire une sélection sur ce que l'on mange.
- Vous autres, les religieux, vous êtes tous pareils : la Torah, toujours la Torah, vous n'avez que ce mot à la bouche. C'est quelque part à cause de vous, que j'en arrive à manger ce sandwich.

Ce qui apparaît dans cet exemple caricatural, c'est qu'on a le devoir d'éviter à son prochain une faute, pour le bien de sa nechamah. Mais voici qu'il risque de se rebiffer, refuser la réprimande et, comble du cauchemar, signifier que celle-ci est en fait la cause de ses fautes ! Conclusion terrifiante : "j'avais le devoir de réprimander mon ami, mais à cause de moi il va encore manger plusieurs sandwiches Glatt Taref ; manifestement, je n'en avais pas le droit..."

Comment faire comprendre, lors d'une réprimande, que ce n'est pas la personne que l'on hait mais ses mauvaises tendances ?

Je me doute que cette question n'est pas nouvelle, et que l'on ne saurait y répondre de façon simple ; mais au moins, chers Rabbanim, donnez-moi je vous en prie quelques clés pour y réfléchir.

Que D.ieu vous garde, et que votre mérite à nous répondre avec toujours autant de clarté et de patience nous rapproche de la Délivrance.

Rav Elie Kahn z''l
Dimanche 12 janvier 2003 - 23:00

Le premier point a verifier concernant votre question est s'il est necessaire en toute circonstance de faire des remontrances (Mitsvath Thokheha). La Tora nous enjoint de faire des remontrances aux personnes qui transgressent les mitsvoth, mais les opinions divergent sur la question de savoir si cette obligation est valable meme quand on est sur que la personne incriminee se rebiffera (1). Cela depend du but de cette mitsva. Convaincre autrui de respecter la Tora, ou marquer sa desapprobation de la conduite d'autrui, sans espoir de le voir changer.
Beaucoup d'encre a coule pour resoudre ce qui semble etre une contradiction entre deux textes talmudiques, l'un affirmant que c'est une mitsva de ne pas faire de remontrances qui resteront sans effets (2), l'autre exposant l'idee qu'il faut des remontrances jusqu'a ce que la personne reprimandee insulte celui qui la reprimande, ou en vienne meme a utiliser la violence (3).
Selon de nombreuses opinions, c'est l'enseignement du premier texte qui est preponderant.

Dans le Talmud, Rabbi Tarphon se demande si il y a son epoque des personnes capables d'accepter les remontrances. Rabbi Eleazar ben Azarya lui retorque qu'il se demande s'il existe des gens savant faire des remontrances (4).
Mon maitre, le Rav Yehouda Amital arrive a la conclusion, dans un long article tres erudit, que de nos jours, d'apres la majorite des rabbins, il est preferable de ne pas faire de remontrances a des personnes qui ne les accepteront pas (5).

Cette conclusion ne decoule en aucun cas d'une position post moderniste occidentale, qui tend a justifier toute conduite qui ne nuit pas a autrui. Il y a des actes reprehensibles. Mais il faut savoir quand et comment le faire, et ceci n'est pas donne a tout le monde.

References: 1: Hagaoth Maimonioth Deoth, 6, 3. 2: Yevamoth 65 b. 3: Arakhin 15 b 4: Ibid.
5: Beinyan Mitsvath Tokheha, in Sepher Hayovel laRav Breuer, tome 2. p.509 ff