Conversation 8700 - Topo sur le caraisme

Anonyme
Samedi 2 août 2003 - 23:00

Pour les personnes se posant des questions sur le Caraïsme et ses origines: sur le site www.clio.fr (une agence de voyage culturel ayant une section contenant des articles disponibles gratuitement)
Les caraïtes, les « protestants » du judaïsme

André Paul
Historien, bibliste et théologien

À partir de la seconde moitié du VIIIe siècle, la société juive dut compter avec la dissidence des caraïtes, appelés en hébreu les qeraïm, « gens de la Bible », ou les benè Miqrâ, « fils de l’Écriture » qui s’opposaient à la grande majorité des juifs. Le Talmud de Babylone s’imposait à celle-ci comme une vraie constitution, sous l’appellation de « Loi orale ». Les caraïtes, eux, n’acceptaient que l’autorité de la « Loi écrite », autrement dit l’Écriture ou Bible hébraïque. Tenants à leur façon de la Sola Scriptura, ils apparaissent comme les protestants du judaïsme. C’est d’ailleurs ainsi qu’on les présenta dans les milieux chrétiens du XVIIe siècle. Richard Simon, le savant exégète catholique, appela plusieurs fois « cher Caraïte » son ami protestant Frémont d’Ablancourt. Or, le caraïsme est-il une secte juive, un schisme ou autre chose ? La réponse ne va pas de soi ; elle varie selon les pays et selon les époques. Après les balbutiements du premier siècle, sur la terre arabisée d’Irak qui l’avait vu naître, le mouvement ne cessa de s’organiser, de s’affirmer et de s’étendre pour décliner très sévèrement au XXe siècle. Nous avons demandé à André Paul de nous éclairer sur l’histoire de ce mouvement religieux.

L’Islam perse

Le caraïsme est né en Irak peu après 750 : le pouvoir arabe se stabilisait et la société juive s’arabisait. S’il importe donc de connaître la situation, les préoccupations et les aspirations des communautés juives contemporaines, il faut d’abord faire le point sur l’Islam et ses dissidences.

Dans le deuxième quart du VIIIe siècle, de graves problèmes se posèrent aux califes Umayyades. De la cour de Damas, ils contrôlaient un empire immense, qui s’étendait du détroit de Gibraltar aux rives de l’Indus. Des intrigues familiales allaient entraîner leur chute. Descendants de Al-Abbas, oncle de Mahomet, les Abbassides canalisèrent les mouvements d’opposition au sein de la famille musulmane, les exploitant à leur avantage. Après bien des luttes internes dont il sortit vainqueur, Al-Abbas prit Damas en 750 et fonda la dynastie arabe la plus glorieuse et la plus longue de l’histoire : elle se maintiendra jusqu’en 1258. En 762, le premier successeur de Al-Abbas, qui prit le nom de Al-Mansûr, fonda la nouvelle capitale, Bagdad. Le pouvoir abbasside ne manqua pas pour autant d’obstacles. L’Islam dut compter lui-même avec les schismes et avec les sectes. Le Shi’isme des Alides allait trouver en Perse sa terre d’élection. Nombre d’autres dissidences sévissaient alors. Le dénominateur commun de tous ces mouvements était la volonté d’apporter une réponse à deux questions majeures : l’une touchait à la nature même de l’autorité musulmane et aux modalités concrètes de son exercice, l’autre au contenu de la foi islamique. Les essais de réponses provoquèrent des bouillonnements politiques et religieux qui ne furent pas sans effets sur la société juive.

Les tourments d’une société juive unifiée

Sitôt sa fondation, Bagdad attira un grand nombre de juifs qui implantèrent rapidement dans la nouvelle métropole, leurs instances et leurs établissements centraux, à commencer par leurs académies. Leur responsable suprême y résidera désormais, sorte de pape qui avait pour titre « chef de l’Exil » ou Exilarque, en hébreu resh ha-Galût : une généalogie le faisait descendre de David. Bagdad devint alors le centre culturel ou temporel, et bien plus religieux, du judaïsme. La centralisation babylonienne était depuis longtemps un irrésistible objectif.

Achevé vers l’an 600, le Talmud masquait les divergences et les conflits, les dissensions se trouvant souvent réduites à des débats académiques. Or, du milieu du VIIe siècle au début du VIIIe, les rébellions armées contre les Perses au pouvoir finissant, puis contre les Arabes à l’autorité récente, ne manquèrent pas chez les juifs. D’origine populaire, elles n’avaient d’autre but que la restauration d’une religion au modèle très pur. Leurs chefs se présentaient couramment comme des prophètes précurseurs du Messie, sinon comme le Messie lui-même. La production littéraire était l’écho ou la variante noble des soulèvements. Au VIIe siècle par exemple, plusieurs écrits reprirent des spéculations astronomiques relatives à la fin des temps. L’actualité guerrière les stimulait. Les luttes entre grandes puissances étaient interprétées comme les signes de l’affrontement apocalyptique de Gog et de Magog. Ce fut le cas des premiers assauts arabes contre Constantinople, en 672-678. La longue lutte entre Ésaü, autrement dit Édom, que représente Rome puis Constantinople, et Ismaël, c’est-à-dire le peuple arabe, semblait annoncer l’avènement de l’ère messianique.

À l’heure où l’Islam apparut à l’horizon, l’action des missionnaires chrétiens et zoroastriens, ainsi que la séduction du manichéisme et du mandéisme, marquèrent le climat religieux de communautés locales portées au syncrétisme. Ces mouvements au demeurant marginaux furent souvent de courte durée. Ils arrivaient cependant à mobiliser par pans entiers les populations juives de Perse, d’Irak et d’ailleurs. Celles-ci vivaient éloignées des centres régulateurs proches de l’Euphrate. Le Talmud était pour elles un monument lointain ou écrasant.

Il faut noter la résistance à la volonté des Exilarques d’unifier la société juive, encore diverse sinon éclatée, sous l’égide exclusive du Talmud de Babylone. De plus, les juifs de plusieurs communautés, ceux de Palestine notamment, tenaient à conserver leur autonomie ancestrale et à perpétuer leurs traditions propres. La diversité des situations sociales et économiques particulières rendait dès lors incommode l’alignement systématique sur les vues centralisatrices de l’état-major d’Irak. Cette situation allait permettre à des tendances et à des idées demeurées latentes depuis des siècles de retrouver vie. C’est ainsi qu’elle donna naissance au caraïsme.

La naissance du caraïsme : son fondateur, ‘Anan ben David

Comme toute religion ou mouvement religieux, le caraïsme a son fondateur. Entre 754 et 775, l’Église juive qu’était la Société rabbinique se trouva touchée par un courant de réforme visant à rétablir les forces motrices d’antan. L’autorité exclusive de l’Écriture ou Miqrâ se trouva d’emblée restaurée ; les autres corps d’écrits constituant la « Loi orale » perdirent alors leurs prérogatives. Les caraïtes, par exemple, ignorent toujours la bar mitsvah, qui marque le passage à l’âge adulte car elle n’est pas prescrite dans la Loi écrite de Moïse. Telle fut l’œuvre de l’aristocrate et universitaire d’Irak ‘Anan ben David. Cette personnalité se détacha de la communauté juive avec un groupe de disciples dont il devint le chef. Elle détrôna le Talmud et prôna le retour à la seule Écriture. La tradition caraïte lui a toujours attribué la paternité de cette phrase lapidaire : « Étudiez la Loi à fond ». Il s’agit là d’une devise que tous les témoins anciens présentent comme tirée de son Livre des préceptes. Des fragments substantiels de cette œuvre, en araméen, ont été recueillis dans la « réserve » ou guénizah d’une synagogue caraïte du Caire, à la fin du XIXe siècle.

Les raisons et les sources de ladite réforme sont à chercher à l’intérieur de la société juive elle-même ; ses causes et ses conditions dans un concours de déterminations socio-religieuses, au croisement de ce qui est juif et de ce qui est arabe. Des éléments flottants ou enfouis au sein du judaïsme se trouvèrent alors captés, canalisés dans l’expression d’un mouvement qui portait en lui les gages de sa réussite.

Le Perse Benjamin Al-Nahawandi

Pour autant, ce n’était pas encore formellement le caraïsme. Le mot qeraïm et l’expression benè Miqrâ ne furent institués que plus tard, vers 840, avec le premier grand successeur de ‘Anan, le juif de Perse Benjamin Al-Nahawandi. Ces formules n’étaient pas nouvelles. Telles quelles ou sous la forme de synonymes, elles ne sont pas étrangères à la littérature rabbinique. Dans le Talmud entre autres, les ba‘alè Miqrâ ou « maîtres de l’Écriture » se trouvent opposés aux ba‘alè Mishnah ou « maîtres de la Mishnah ». Le Talmud est en effet la reprise du code de la Mishnah, publié vers 200, assorti d’un commentaire ample et complexe. Avant les caraïtes et même les ananites, se dessinaient donc dans le judaïsme deux tendances différenciées : l’une privilégiait la tradition dite « écrite », l’autre son homologue dite « orale ». Un jour, le choix de la première s’imposa résolument comme exclusif. Ce fut le caraïsme.

… et l’implantation en Palestine avec Daniel al-Qûmîsî

L’étape décisive de la fondation du caraïsme, la troisième, se situe après 850. Elle correspond à l’implantation des caraïtes en Palestine. Ces juifs réformés allaient alors enrichir leur doctrine et leur pratique d’éléments nouveaux. Ce sera l’heure de la maturité. À cet instant et en ces lieux, il faut placer l’école d’une autre personnalité de premier plan, perse d’origine, Daniel al-Qûmîsî. Ce dernier émigra en Palestine avec un groupe de disciples vers 875 ou 880. Menant une activité de guide spirituel et d’exégète, il dirigea une école caraïte à Jérusalem. Or, revenus sur la terre nationale, les caraïtes issus de l’Orient rencontrèrent la confrérie déjà ancienne des « endeuillés de Sion », en hébreu abelè Tsion, dont il est question à plusieurs reprises dans le Talmud. Ils furent engagés à faire leur le sionisme ascétique de ces derniers. Les caraïtes ne fêtent pas la hanûkah, évocation de la purification du Temple : ils attendent la construction d’un autre Sanctuaire pour y rallumer le candélabre. C’est à partir de cette époque que se fait sentir une autre influence, plus forte et décisive.

Les textes de Quoumrân

On peut observer en effet l’étroite parenté entre la littérature de Daniel al-Qûmîsî et nombre de textes retrouvés depuis 1947 dans les grottes proches de la mer Morte. Le tableau des formules et des mots propres aux textes dits de Quoumrân que l’on retrouve chez ledit Daniel, ses disciples et ses successeurs, est éloquent. Certaines formules reviennent plusieurs fois et même fréquemment, comme : « interprètes de la Loi », « revenir vers la Loi », « maître de sagesse », « maître de justice » ; ajoutons la mention des « deux Messies », l’un sacerdotal et l’autre royal, notons que chez les premiers caraïtes ‘Anan et Benjamin, on ne relève aucun des mots ou expressions de cette veine « quoumrânienne ». Le « retour » des caraïtes en Palestine et à Jérusalem fut donc l’occasion d’une rencontre avec le courant dont les écrits de la mer Morte attestent l’importance au seuil de l’ère chrétienne : le même semble-t-il que Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe appellent « essénien ». Dans la masse des manuscrits retrouvés à la synagogue caraïte du Caire, on a découvert deux copies de l’Écrit de Damas, dont plusieurs exemplaires figuraient dans la bibliothèque de Quoumrân, en compagnie de larges extraits du Livre des préceptes de ‘Anan ; les manuscrits datent du Xe siècle. Cela laisse supposer que les caraïtes utilisaient comme leur, à l’égal des écrits de leur fondateur, des œuvres proches des Esséniens antiques.

Une œuvre littéraire brillante

Tant que se maintint le pouvoir des ‘Abbassides, les caraïtes vécurent dans une relative symbiose avec le reste majoritaire de la société juive. Des deux côtés, on s’engageait favorablement dans les circuits commerciaux et bancaires du monde méditerranéen arabisé. L’œuvre littéraire des caraïtes fut alors des plus brillantes. Viennent de ces derniers les premiers lexiques hébraïques, les premiers essais systématiques de grammaires et les premiers commentaires bibliques dans le sens moderne du terme ; et sans doute la dernière génération des ben Asher de Tibériade à laquelle on doit le texte de notre Bible hébraïque était-elle caraïte. À la fin du IXe siècle, Daniel al-Qûmîsî commentait l’Écriture sans relâche. Quelques décennies plus tard, Abraham al-Fassi, venu de Fez en Palestine, écrivit son célèbre dictionnaire hébreu-arabe, édité en deux volumes aux USA en 1936 et 1945.

De la séparation à l’ambiguïté sur l’identité

Progressivement, la polémique s’installa entre les deux camps. Sa virulence grandit avec le développement numérique et l’expansion géographique des dissidents. Ainsi fut consommée et déclarée la rupture. Assez vite, les juifs « réformés » eurent constitué un corps d’écrits, littéraires et exégétiques, juridiques et liturgiques, faisant pièce à celui du judaïsme talmudique. Au yiddish des juifs d’Europe correspondit un jour la langue propre des caraïtes, du sous-groupe des langues turques. Il faut dire qu’à partir des XIe et XIIe siècles, les centres caraïtes s’étaient déplacés vers les régions de la mer Noire, en Crimée particulièrement. Ce fut le relais vers l’Europe centrale, orientale et septentrionale. Au cours des siècles, la béance ne cessa de grandir entre les deux groupes. Au XVIIIe siècle par exemple, les caraïtes étaient volontiers récupérés par les chrétiens dans leur argumentation anti-juive. Les protestants y excellèrent, voire le célèbre abbé Grégoire, qui invita les juifs à oublier le Talmud et à se transformer en caraïtes. De leur côté, ceux-ci n’eurent de cesse de prouver leur différence, s’efforçant même de se créer une image aussi conforme que possible aux normes des chrétiens. Ils obtinrent les faveurs de Catherine II de Russie en démontrant qu’ils descendaient des Khazars, qu’ils se trouvaient en Crimée avant la destruction du Temple de Jérusalem et n’étaient donc pour rien dans la mort du Christ. L’ambiguïté relative à leur spécificité ethnique fut pour les caraïtes un efficace bouclier face à la politique d’extermination du régime hitlérien.

Voilà donc cette article

Rav S.D. Botshko
Dimanche 3 août 2003 - 23:00

merci

Anonyme
Jeudi 18 mars 2004 - 23:00

Suite aux questions 5264 et 8700 je souhaiterais apporter quelques
précisions :

il y a caraites et kharaites !

d'un coté les juifs "orientaux" ayant rejeté la loi orale que vous connaissez,
et de l'autre une très petite population parlant la langue karaite (apparenté au turc) répartie principalement en lithuanie et en
pologne (les russes ayant été russifiés par les soviets).
Ils suivent les lois mosaiques , leurs offices et leur tanakh sont
en hébreu (bien qu'ils aient réalisés des traductions dans leur langue)
mais ils rejetent également la loi orale et toute rabbanout (d'où leur nom).

Leur origine reste assez mystèrieuse , mais il y a une forte probabilité
qu'ils soient comme ils le prétende des decendants des fameux
"khazars" (plusieurs manuels de turcologie les reconnaissent comme tel)

Pour les russophones intéressés il y a une grammaire de langue
kharaite (en russe) à la bibliotheque de beaubourg à paris.
sinon il y a des sites internet :

http://www.turkiye.net/sota/karaim.html
http://www3.aa.tufs.ac.jp/%7Edjn/karaim/kCDlang.htm

Voila ! je ne sais pas si ca vous interesse ...

Rav Elie Kling
Vendredi 19 mars 2004 - 23:00

Merci de cette precision. Nous versons la piece au dossier.
Cordial Chalom