Conversation 84163 - Celui qui lui jettera la dernière pierre...
Lorsque les juifs vont visiter une tombe, au cimetière, ils y apposent bien souvent une pierre, un caillou à la fin de leur visite ou recueil.
J'ai lu beaucoup de choses concernant cet usage sur internet...
La pierre symboliserait :
- l'élément qui ne meurt pas, ne se meut pas, la permanence statique.
- ou encore que la mémoire d'autrui vivrait en nous.
- pierre : se dit "even" en hébreu, condensé des lettres Av (père) et Ben (fils), pour marquer la continuation.
Mais, à part cela, d'où cet usage provient-il réellement ?
Shalom,
Il existe bel et bien un tel usage, bien qu'il ne soit pas appliqué par tous, car celui-ci ne s'est pas répandu partout.
Cependant, il nous est très difficile de retrouver l'origine exacte de cet usage.
Les rabbins qui relèvent cet usage, citent comme source le Ba'er Heitev et le Eliah Rabbah (1a), mais nous essaierons de voir comment ces derniers en sont arrivés à citer un tel usage.
En effet, il semblerait que ce dernier soit lié à d'autres usages qui sont encore plus anciens !
A l'époque des Guéonim, c'est-à-dire, à peu près du 7ème au 11ème siècle après l'ère chrétienne l'on retrouve l'usage, après l'enterrement de "laver ses mains dans la poussière avec laquelle on enterre le défunt".
Cet usage est également rapporté par des rabbins catalans et espagnols du 12ème au 14ème siècle (dont le Ramban (Nahmanide) et son disciple le Ritva ou encore Rabbi Yaakov ba'al HaTourim), qui ajoutent également le fait d'arracher de l'herbe en même temps, puis, après le 14ème siècle on n'entend plus vraiment parler en tant qu'usage distinct ! (1b).
Cependant, en Provence, autour des années 1300, on peut lire dans le livre du Kol Bo qui paraît alors, que l'usage de poser de la terre sur la tombe est un usage erroné qui proviendrait justement du fait de se laver les mains dans la terre (après avoir jeté de la terre et de l'herbe au-dessus de sa propre tête).
On pourrait ajouter, selon cette vision des choses, qu'avec le temps, par erreur, cet usage se serait métamorphosé en acte de pose de cailloux… !
Ces rabbins (le Kol Bo, tout comme le Ramban et d'autres cités plus haut) qui parlent d'arracher de la terre et de l'herbe après l'enterrement font référence à un autre usage (serait-il également lié ?!), également très ancien (mais un peu moins) dont on trouverait les premières traces vers 11ème siècle, dans les dires du rabbin Kalonymos de Mayence (puis Speier - décédé en 1126) et cité par Rabbi Elazar de Worms (1160-1240) et d'autres encore (3) : jeter de la poussière, de la terre, de l'herbe derrière son épaule, tout en récitant des versets, juste après l'enterrement.
A sa source, cet usage a pour but de "séparer le vivant du défunt" (sic), et pourrait faire allusion à la résurrection des morts (cf. Tehilim 72,16), même si cette raison fut ajoutée plus tard, comme on va le voir par la suite.
Parfois cet usage est cité au nom de Rabbenou Elyakim, contemporain de Rabbi Kalonymos, ou encore par Rabbenou Guershom Me'or HaGola (4) qui était la grande autorité rabbinique de l'époque (bien que certains chercheurs, tels le prof. Avraham Grossman, remettent en cause l'authenticité de cette attribution à Rabbenou Guershom…).
Dans les ajouts de Rabbi Itzh'ak fils de Rabbi Dorbello (disciple de Rabbenou Tam de Ramerupt, le fameux petit-fils de Rashi) que l'on peut trouver dans le Mah'zor Vitry (5), il est fait mention que chacun des assistants à l'enterrement prendrait dans sa main "de la terre ou de petits cailloux" (tzrorot), après le kadish suivant l'enterrement, que l'on humecterait, puis jetterait par-dessus l'épaule, par trois reprises.
A la suite de cet ajout on peut lire que des apostats auraient dénoncé les juifs auprès du roi (de Champagne ?) du fait qu'ils jetassent de la terre par-dessus leur épaule après les enterrements "pour ensorceler les non-juifs et les tuer"! Le roi aurait invité le rav Moshé fils de rabbi Yeh'iel, fils de rabbi Matitiaou le Grand, qui lui expliqua que cet usage symbolise notre croyance en la résurrection des morts. Le roi aurait été alors calmé. Rabbi Itzh'ak bar Dorbello dit avoir ajouté ces lignes pour légitimer cet usage "que nombreux de nos coreligionnaires ne font plus à cause de ces accusations".
Il est intéressant que bien plus tard, après le traumatisme de l'expulsion des juifs d'Espagne, le marrane (converso) Yossef ibn Virga (1460 - env. 1530) qui aura fui vers l'Italie, reproduira une discussion similaire dans son livre "Shevet Yehouda" (6) entre un prêtre catholique qui suppose que c'est pour éloigner l'ange de la mort et un rabbin qui lui explique, qu'au contraire, les différentes raisons de cet usage consistant à jeter de la terre en l'air après l'enterrement sont triples : premièrement, consoler en évoquant la résurrection des morts, deuxièmement, appeler à l'humilité, nous ne sommes que poussière et troisièmement, évoquer le fait que l'âme ne peut trouver sa paix tant que le corps n'est pas enterré. Cet usage aurait donc pour but de nous rappeler tout cela.
Rabbi Yaakov H'azan de Londres, tossafiste anglais, dans son livre E'tz H'ayim (7) rapporte ce même usage, mais ne fait déjà plus mention de terre, mais uniquement de cailloux !
Le disciple du Maharam de Rottenberg, Rabbi Shimshon ben Tzadok traite longuement de cet usage dans son Sefer Tashbetz Katan (8) et y donne, entre autres, une raison supplémentaire : c'est pour dire au défunt qu'il "peut y aller tranquillement", que son âme peut quitter ce monde et ses tourments.
Jusqu'à maintenant nous n'avons trouvé que des rabbins ashkénazes, c'est-à-dire que les témoignages de ces usages se limitent à l'Allemagne, la France, l'Angleterre et leurs environs.
Toutefois, dans les écrits du Orh'ot H'ayim et du Kolbo, cités (en n. 2), situés en Provence, puis avec le Ramban (cité en n. 1), en Espagne, on voit que cet usage s'est répandu.
Ainsi, on peut retrouver cet usage de se laver les mains dans la terre et de jeter cette terre en l'air, cité par les disciples du Ramban, tels Rabbenou Bah'ya ben Asher dans son commentaire sur la Torah (sur Bamidbar 19, 11-12) ou encore le Ritva (cité en n. 1).
En Allemagne cet usage continua de se propager, tel que cité dans le Leket Yosher au nom de Rabbi Israël Isserlan (9), un des plus illustres rabbins de sa génération, puis par son disciple, le Rav Israël Bruna (10) et finalement dans les livres de recensements d'usages, notamment ceux de Worms (11).
A tel point que finalement cet usage fut tranché dans le Shoulh'an Arouh' (YD 376,4), par le Rav Yossef Karo, puis par le Rav Yaffé, disciple du Rema, dans son Levoush (idem), ainsi que par de nombreux autres décisionnaires, jusqu'aujourd'hui (12).
On remarquera dans ce cadre, notamment, le livre désormais classique sur les questions de deuil, Ma'avar Yabok du rav Berah'ia de Modène (13) qui recense les différentes "raisons" de cet usage et y ajoute de nombreuses raisons kabbalistiques. Il existe également une discussion quant à l'application de cet usage durant les jours de demi-fête (h'ol hamo'ed) (14).
Le premier qui présente quelque chose quelque peu différent à cela, est le Rav David Aboudraham (15), dans son livre écrit à Séville, vers 1340, où il parle de "jeter de la terre et des petites pierres de tous les côtés de la tombe, après l'enterrement". Il ne s'agit plus de jeter en l'air ou par-dessus son épaule ou sa tête, mais bien d'entourer la tombe de pierres et de terre.
La raison qu'il en donne : "pour montrer à tous son enterrement, ainsi que le disent nos Sages (TB Sotah 14a), de la même manière que Dieu enterre les morts, ainsi en est-il de toi". Il s'agit là de ressembler au Divin (imitatio Dei). Rabbi David Aboudraham continue par citer l'usage de se laver les mains (dans la terre) en citant le Ramban et d'autres sources citées ici en n. 1.
A peine quelques années plus tard, en Europe centrale, vivait Rabbi Shalom de Neustadt, notamment maître du Maharil. Celui-ci, Rabbi Shalom, serait décédé un peu après 1413. Il est rapporté en son nom, par le Rav Eliah Shapira de Prague (1660-1712) qu'il existe un usage "qui a pour seul but d'honorer le défunt et de marquer qu'on est venu sur sa tombe", de poser un petit caillou ou d'enlever de l'herbe de sa tombe (16).
Plus ou moins contemporain du Rav Shapira de Prague, le juge rabbinique de Tiktin, Rabbi Yéhouda Ashkénazi, publiait dans son commentaire sur le Shoulh'an Arouh' – le Ba'er Heitev, qui parut à Amsterdam en 1742, une citation similaire du même livre – Drashot MaharaSh – comme quoi l'on aurait pour usage de mettre des cailloux sur les tombes, tel que cité par le rabbin de Prague (17). (18)
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En résumé, malgré les nombreuses raisons, explications et justification données à cet usage de manière allégorique, par droush, il semblerait qu'historiquement on puisse déterminer trois possibilités :
· Une métamorphose folklorique – les usages évoluant avec les gens, souvent par erreur, reçoivent ensuite une justification dans la littérature rabbinique du fait que les choses se soient répandues ainsi. Il semblerait que ce soit l'avis du Kolbo. Ainsi, se laver les mains dans la poussière devint, arracher de l'herbe et de la terre, puis jeter tout cela en l'air ou derrière son épaule, et finalement cela se métamorphose en un usage consistant à nettoyer l'herbe de la tombe et y déposer des cailloux sur la tombe.
· Il s'agirait d'un usage "nouveau", c'est-à-dire datant du 15ème siècle et qui ne serait pas lié aux autres usages, plus anciens. Le but de cet usage serait de "marquer notre présence" auprès de la tombe, montrer, par signe de respect, qu'on serait passé par là.
· Le Rav Gabriel Goldman, rabbin contemporain et disciple de mon maître le Rav N. E. Rabinovitch, note (19) qu'il est possible qu'il y ait une autre origine à cet usage :
"… dans le passé, lorsqu'il n'y avait pas de stèles sur les tombes (matzevot), l'on amassait des cailloux sur la terre de la tombe, au-dessus du corps enterré. Avec le temps, les cailloux se dispersaient. Une partie de la visite au cimetière était aussi la prise de soin de la tombe, notamment par le fait d'y ajouter des cailloux".
Cette explication se comprend bien dans les mots cités par le Eliah Rabbah et le Ba'er Heitev au nom du rabbin de Neustadt, puisqu'il s'agit "d'enlever l'herbe ou d'ajouter des cailloux" par respect pour le défunt, marquant ainsi notre présence ; bien que cela n'y soit pas évoqué explicitement.
J'espère avoir ainsi pu vous éclairer quant à l'origine de cet usage.
Cordialement,
Notes :
(1a) cf. p. ex. Sefer Te'amei HaMinnhagim (Sperling, Tel-Aviv, 1957), §1069 qui cite du Ba'er Heitev sur OH 224, s.k. 8 alors que le Kaf HaH'ayim (Sofer), OH 224, s.k. 41, le resp. Yabia Omer, t. IV, YD §35, al. 7 ainsi que son fils dans son Yalkout Yossef, hil. Bikour H'olim veAvelout (éd. 2004), §40, al. 11, p. 612 citent le Eliah Rabbah (OH 224, s.k. 7) comme source de l'usage.
(1b) Otzar HaGuéonim (Lévine), t. IV, mass. Mashkin, Jérusalem, 1932, §119-120, p. 41-42 ; Sha'arei Tzedek 21b, §19 (p. 48 dans l'éd. de Jérusalem, 1966) ; resp. Rav Sar Shalom Gaon, éd. Weinberg, Jérusalem, 1976, §107, p. 122 ; H'emda Guenouza §94 ; resp. Rav Netronai bar Hilai Gaon, éd. Brody, Jérusalem, 1994, t. II, chap. 5, §292, p. 436-437 ; Aboudraham (HaShalem), Jérusalem, 1963, p. 371 au nom des "réponses des Guéonim" ; Rabbi Itzh'ak ibn Geiat, She'arei Simh'a, t. II, éd. de 1862, p. 42-43 ; Shibolei HaLeket HaShalem (éd. Buber), hil. Semah'ot §14, 173a ; Tanya Rabbati (éd. I. Braun), Jérusalem, 2011, §66, p. 268 ; Ramban, Torat Ha'Adam, éd. Shavel (Mossad HaRav Kook), dans Kitvei HaRamban, Jérusalem, 1964, t. II, p. 156 ; Ritva, comm. Sur TB Meguila 29a ; Tour, Yoreh Deah, 376.
(2) Kol Bo, éd. David Avraham, t. VII, Jérusalem, 2002, coll. 107-109 et dans l'éd. de Lemberg, 1860, 86a-b ; cf. aussi Orh'ot H'aim de Rabbi Aharon HaKohen de Lunel, t. II, Berlin, 1899, p. 575.
(3) Sefer HaRoke'ah' HaGadol, Jérusalem, 1967, §316, p. 193 ; cf. aussi Ra'avia (éd. Aptowitzer), fin du §841 dans la seconde partie du IIIème vol., p. 568 ; Ra'avan (éd. Shalom Albeck, Varsovie, 1905), §11, p. 10.
(4) dans son comm. sur T.B. Baba Bathra 100b.
(5) rédigé à la base par un disciple de Rashi, vers 1150, éd. Horwitz, p. 247-248.
(6) paru en 1525 - éd. Shoh'at, Jérusalem, 1947, p. 112-113.
(7) paru d'abord en 1287, éd. Brody, t. I, Jérusalem, 1962, p. 394.
(8) éd. Mah'on Yeroushalaim, 2011, p. 250.
(9) éd. Freimann, t. II, p. 92.
(10) resp. §181.
(11) cf. Minhagot Worms (de Rav Youda Liva Kirchum), éd. Peles, Jérusalem, 1987, p. 311 et Minhagim deKehilat Kodesh Worms du rav Yossef Yuzpa Shamash, éd. Hamburger-Zimmer-Peles, Jérusalem, 1992, t. II, p. 95. Cf. encore les propos du rav prof. D. Sperber dans son "Minhagei Israël" (Jérusalem, 1998), t. VI, p. 116-117 et p. 345 (pour une illustration de cet usage telle que décrit dans la littérature chrétienne).
(12) H'oh'mat Adam (Dantzig), Klal 158, al. 29 ; Kitzour Shoulh'an Arouh' §199, al. 10 ; Arouh' HaShoulh'an Y.D. §176, al. 10 ; Kol Bo a'l Aveilout (Greenwald, éd. 1973), t. I, p. 216 ; Guesher HaH'ayim (Tikotchinsky, 2ème éd., Jérusalem, 1960) t. I, p. 153 ; Mekor H'ayim (RH'D HaLévy), 282, 16, 5ème part., p. 375 ; Zih'ron Méïr sur les lois de deuil (Lévine, Toronto, 1985), t. I, p. 447-448 qui rapporte six explications quant à cet usage ; Pnei Barouh' (Goldberg, Jérusalem, 1986), p. 65 ; Me'Olam ve'ad Olam (Goldman, Jérusalem, 2006), p. 96 qui ramène quatre explications à l'usage ; H'azon Ovadia (Yossef, Jérusalem, 2010), Aveilout, t. I, p. 330.
(13) éd. Vilnius, 1896, Sfat Emet, chap. 30, p. 196 et Siftei Renanot, chap. 20, p. 218.
(14) resp. Mabit t. I, §250 qui discute l'avis du Maharam de Rottenberg.
(15) Abudraham HaShalem, Jérusalem, 1963, Birkat HaMazon laAvel, p. 371.
(16) Eliah Rabba O.H. 224, s.k. 7. Il y a juste un petit hic avec cette description. En effet, Shlomo Spitzer, en 1977, publia le manuscrit Ginzburg 85 de Moscou des Drashot MaharaSh - "lois et coutumes du Rav Shalom de Neustadt", or, à la page 124 (§368, al. 2) on y lit que le rabbin de Neustadt avait pour usage de : "retirer de l'herbe au cimetière, de s'y laver les mains et il s'asseyait à la sortie du cimetière". Nulle mention de pose de caillou… Je vois ici trois possibilités :
- soit les "Drashot MaharaSh" duquel le Rav Shapira de Prague parle, définirait un autre livre et donc il ne s'agirait pas du Rav Shalom de Neustadt. Cet usage serait donc postérieur.
- soit le Rav Eliah Shapira avait une autre version du livre (en effet, Spitzer cite à la fin de son édition 118 lois citées par les contemporains de Rabbi Shalom de Neustadt qui ne figurent pas dans ce manuscrit, donc cela pourrait être vraisemblable).
- soit l'idée des cailloux serait un ajout du Rav Shapira, allant dans le sens du fait d'ôter de l'herbe, élément qui est effectivement présent dans le texte que nous avons devant nous.
(17) Ba'er Heitev O.H. 224, s.k. 8. Et ce, alors que le Eliah Rabbah ne fut imprimé, de manière posthume, à Solzbach qu'en 1757! Toutefois, bien que les mots soient différents, il se peut qu'il ait eu entre les mains le manuscrit du Eliah Rabba, ou, plus probablement, qu'ils avaient une version du texte des Drashot MaharaSh différente de la nôtre ; quoique l'on ne puisse pas complètement écarter l'hypothèse d'un autre livre qui leur serait plus ou moins contemporain auquel ils feraient référence et que nous n'avons pas, bien que celle-ci semble très peu vraisemblable
(18) En outre, nous avons d'autres témoignages que cet usage était en vigueur en Allemagne avant 1749, notamment, du fait, comme le démontre le Rav Prof. Sperber (cité en n. 11), d'une gravure reproduite dans un livre chrétien qui montre un cimetière juif avec des cailloux sur des tombes.
(19) Cité en n. 12, id. p. 217.