Conversation 4246 - Tete bien faite, tete bien pleine

Anonyme
Lundi 3 février 2003 - 23:00

Vaut-il mieux avoir une tête bien pleine ou une tête bien faite ?
Autrement dit, vaut-il mieux être comparé à un puit qui ne laisse échapper aucune goutte ou à une source qui ne cesse de se renforcer (Cf Chapitre 2 des Pirkei Avot).
A priori il vaudrait mieux, selon Aba Chaoul, avoir une tête bien faite. Mais ai-je bien compris cette Michna ?

Rav Elyakim Simsovic
Dimanche 9 mars 2003 - 23:00

Une tête bien faite, mais vide ou une tête bien pleine mais confuse, qu'est-ce qui est pire ?
Mais de fait, ce n'est pas tellement cela le souci de la Michna.
Rabbi Yohanan ben Zaccaï énumère les louanges de ses élèves. Rabbi Elézer ben Hourqanos, dit-il, est une fosse à la chaux qui ne perd pas une goutte. Nous en faisons l'expérience une fois de plus, on ne peut vraiment étudier qu'en hébreu !

D'abord, voyons le vocabulaire. Un "bor", c'est une fosse, pas un puits. Un puits, "béer", c'est de l'eau vive à laquelle on accède par foraage. Une fosse, on la creuse, puis on l'a remplit. Mais l'eau risque de s'infiltrer dans le sol. Alors on va rendre la fosse étanche. Une des techniques : on enduit les parois de la fosse à la chaux. Cette opération s'appelle le chaulage. Nous dirons donc une fosse chaulée. C'est cela, rabbi Eliézer.
La logique ensuite : une fosse chaulée est donc une fosse étanche. Il s'ensuit qu'une fosse chaulée qui ne perd pas une goutte est un pléonasme. Dis moi "une fosse chaulée" et je sais qu'elle ne perd pas une goutte ; ou bien dis-moi "une fosse qui ne perd pas une goutte" et je sais qu'elle est étanche. Qu'a donc voulu dire le Tana, rabbi Yéhouda Nanassi, qui a rédigé cette Michna ?
Hé bien, il faut revenir au vocabulaire et donc à l'hébreu. Notre traduction, jusqu'ici est très approximative. Par "qui ne perd pas une goutte" nous entendons une conséquence passive de l'étanchéité ; cela, en hébreu, serait "chèéno oved tipa". Mais il est écrit "chèéno méabed tipa". "Méabed" est la forme intensive, le "piel". Cela dénote une action. Pas seulement perdre, mais causer la perte. Pour faciliter l'exposer, nous traduirons par "détruire".
Notre Michna devient donc : "Rabbi Elézer est une fosse chaulée, et ce, parce qu'il ne détruit pas la moindre goutte". Ce n'est pas que rabbi Eliézer a une excellente mémoire. C'est que par son travail, son effort, il a abouti à ce résultat de ne pas permettre que la quoi que ce soit des enseignements de ses maîtres soit perdu. Mais cela exige aussi - et peut-être surtout - une qualité qui ne doit rien à la mémoire. Rabbi Eliézer n'est pas seulement - sauf son respect - une encyclopédie ambulante avec une tête comme un CD-ROM. Il faut être capable non seulement d'emmagasiner mais aussi de concilier tous ces enseignements. Habituellement, l'intelligence fonctionne grâce à la capacité bienfaisante de l'oubli qui trie les informations afin de ne retenir que celles qu'on est capable de digérér. Les autres, on les refoule ou bien elles tombent par-dessus bord, on ne les "entend" même pas.
Et pour conclure (provisoirement) sur rabbi Eliézer, encore un détail : dans certaines versions de la Michna, l'expression en hébreu est "bor sid". Mais les versions correctes portent "bor soud". "sid", c'est la chaux, mais le participe, chaulé, c'est "soud". Or, ce mot s'orthographie en hébreu exactement comme "sod" (samekh vav daleth) qui veut dire "secret". Ce n'est que lorsqu'on parvient au niveau du sens intime de la Thora, le sod, que tous les enseignements qui paraissaient disparates ou contradictoires s'ordonnent et s'harmonisent. Cette tête bien pleine est rudement bien faite !

Rabbi Eléazar ben Arakh, dit rabbi Yohanan ben Zaccaï, est une source vive, "maayane hamitgaber". Une source qui se renouvelle en permanence. Il y a chez lui un ressourcement continuel qui rénove chaque fois l'enseignement. L'enseignement est toujours le même et en même temps chaque fois nouveau. Et c'est bien rabbi Eléazar ben Arakh qui est le plus grand des cinq. Ceci parce qu'il sait faire vivre l'enseignement qu'il reçoit. Le faire vivre, cela veut dire le rendre fécond. Faire parler l'enseignement pour le temps où il doit être entendu. Expliquer, par exemple, ce que la Thora avait à dire aux Hébreux du désert, c'est faire l'archéologie du texte. Ce n'est certes pas sans intérêt, mais si on n'est pas un spécialiste, on reste un peu "sur la touche". Et sur sa faim ou sur sa soif. Rabbi Eléazar ben Arakh nous enseigne à savoir dire, à travers ce que la Thora a dit aux Hébreux du désert, ce qu'elle a à nous dire à nous aujourd'hui.
Et pour cela, il faut bien aussi que rien ne manque à cette "tête bien faite" de la plénitude de la Thora.

C'est pourquoi rabbi Eliézer et rabbi Eléazar, dont les noms sont si proches, sont tous deux capables de faire pencher la balance. Tout dépend de ce qu'on pèse, la fidélité rigoureuse au contenu de l'enseignement des maîtres sans rien y ajouter et sans rien y retrancher. Ou la fidélité à l'intention de l'enseignement des maîtres de manière à pouvoir le poursuivre et en assurer la fécondité pour l'avenir. C'est pourquoi, dans le passage suivant, rabbi Eliézer privilégie la qualité de l'oeil et rabbi Eléazar la qualité du coeur, mais ceci est une autre Michna...