Conversation 60802 - Derives extremistes chez les juifs orthodoxes?

Chalom,

(Merci pour les voeux de refouah chelemah et les condoléances)

Les faits ont tellement été relatés dans les médias (juifs et, malheureusement, non-juifs aussi) que vous êtes probablement au courant de ce qui s'est passé; j'imagine que votre question porte plutôt sur l’interprétation qu'il faut leur donner.

En gros, il y a trois manières de voir les choses: une première qui est fausse, une deuxième qui donne de l'espoir, et une troisième qui suscite beaucoup de crainte.

1. La première interprétation, celle qui est clairement fausse, consiste a dire que nous sommes en présence d'une campagne de dénigrement public, provenant des milieux de la gauche israélienne et dirigée a l'encontre des milieux 'hareidis. Honnetement, meme s'il peut exister ici ou la des prejuges anti-religieux, il me semble que le coeur du probleme n'est pas du tout la. Cette vision victimaire est a la base de la manifestation a laquelle vous faites allusion, celle ou des extrémistes se sont déguisés en victimes de la Shoah, ce qui revient a traiter leurs prétendus détracteurs de nazis - un message particulierement odieux, cela va sans dire.

2. La deuxième interprétation, celle dont on aimerait tant qu'elle soit juste, est celle du journaliste Yair Ettinger, un grand spécialiste du monde 'hareidi israélien. Vous la trouverez en suivant le lien suivant:
http://www.haaretz.com/weekend/week-s-end/ultra-orthodox-extremism-is-a…

Sa thèse est que les manifestations extrémistes qui se sont multipliées ces dernières années en Israël représentent une réaction a des tendances d'ouverture au sein du monde ultra-orthodoxe: les 'hareidim, poussés par la pauvreté et la nécessité de gagner leur vie, s'inscrivent en nombres toujours croissants dans des instituts de formation professionnelle, au grand dam des dirigeants rabbiniques et des franges les plus extrêmes. En réaction, certains se réfugient dans une intransigeance toujours grandissante et débouchant parfois sur de la violence.

3. La troisième interprétation, celle qui malheureusement est la plus probable, est que nous sommes en presence de graves derives d'une certaine partie du monde religieux juif.

Alors, bien sur, on repondra que seule une frange extreme recourt a la violence, aux insultes et aux crachats, pervertit le concept juif de tsniout (pudeur) pour en faire un instrument de discrimination contre les femmes, etc. On rappellera les immenses qualites des juifs orthodoxes, leur generosite, leur fraternite, leur devouement a l'etude de la Torah et aux valeurs auxquelles ils croient.

Tout ceci est certainement vrai. Mais il ne faut pas perdre de vue deux elements inquietants, lesquels touchent a l'ensemble des juifs orthodoxes, et pas seulement aux plus extremistes.

Le premier element, c'est que de nombreux rabbins parmi les plus respectes, representant des courants tres etablis dans le monde orthodoxe, ont choisi de garder le silence sur les recents evenements. Leur refus de se desolidariser des evenements violents recents est tres problematique, ainsi que l'a tres justement note le Grand Rabbin Bernheim: http://fr.ejpress.org/article/42919

Le deuxieme element, c'est qu'il serait naif de croire qu'une minorite d'extremistes peut se developper si elle ne represente pas une expression exageree d'un phenomene que l'on retrouve dans d'autres couches de la population.

Pourquoi cela?

En fait, cette idee nous est enseignee par nul autre que le Maharal de Prague. Dans son commentaire Gour Aryeh (Bamidbar 35, 14), le Maharal cherche a resoudre une grosse difficulte que presente un texte talmudique (Makkot 10a). La Guemara s'etonne de ce que les villes de refuge, ces endroits proteges ou les homicides involontaires venaient trouver abri, soient plus concentrees au centre d'Israel que pres des frontieres. Les homicides involontaires etant par definition accidentels, pourquoi devraient-ils etre plus frequents a certains endroits specifiques ? Et la Guemara repond, sur la base d'un verset, en demontrant que ces endroits etaient connus pour contenir un relativement grand nombre de meurtriers.

Le probleme, on le sent, c'est que la reponse ne correspond pas a la question. Un meurtrier (volontaire) ne peut s'abriter dans les villes de refuge, au contraire d'un homicide involontaire. En quoi la presence d'un grand nombre de meurtriers justifie-t-il alors la designation de villes de refuges plus rapprochees?

C'est ici qu'intervient le Maharal, en soulignant que la violence absolue (le meurtre) n'existe pas en isolation totale. Elle correspond forcement, dans le reste de la societe, a un certain manque de respect de la valeur de la vie humaine, et en represente l'expression la plus extreme. Mais ce manque d'appreciation de la valeur de la vie s'exprime par d'autres voies, notamment par des negligences coupables, entrainant des homicides involontaires egalement. En d'autres termes, la violence est un continuum. La ou elle existe beaucoup, elle existe aussi un peu.

Tres personnellement, c'est en pensant a cet enseignement du Maharal de Prague que je suis reellement inquiet. Les crachats et insultes ne sont pas le fait de la majorite du monde orthodoxe juif, c'est evident. Mais la triste realite est que nous n'aurions pas ces extremistes s'il n'existait pas, parmi les religieux, une certaine intolerance pour ceux qui pensent autrement: les juifs moins religieux, ou les non Juifs; et il existe une tendance a discriminer contre les femmes.

Je crois que les evenements actuels sont l'occasion pour chacun d'entre nous, quel que soit le courant avec lequel il s'identifie, de proceder a un peu d'introspection. Traiter autrui moins bien, parce qu'il est moins pratiquant ou parce qu'il a d'autres croyances, c'est de l'intolerance pure et simple. Reduire les femmes a un statut inferieur sous pretexte de pudeur est inacceptable. Nous avons le droit, en tant que juifs religieux, d'avoir nos opinions, mais pas celui de discriminer ou de maltraiter - sous peine de tomber dans une version attenuee de ce qui se passe a Beth Chemech.