Conversation 84476 - Drôle de monde... futur

Sam947
Jeudi 5 septembre 2019 - 10:26

Bonjour Rav,

L'enseignement que rapporte le cheelanaute se trouve dans Hovot Halevot chaar Hakhnia chapitre 7.

Kol tov

Rav Samuel Elikan
Jeudi 5 septembre 2019 - 22:26

Shalom,

Merci pour votre contribution.

Ce passage de Rabbeinou Bah'ya ibn Pakouda que vous rappelez, et qui est également cité par le H'afetz H'ayim dans son livre Shmirat HaLashon, ne dit malencontreusement pas que les "mitzvot" passeraient à autrui et/ou que l'on prendrait ses péchés. 

En effet, dans ce cas quelqu'un qui dirait du mal d'un Juste ne prendrait que très peu de péchés, alors que quelqu'un qui médirait d'un mécréant se voit, au contraire, grandement puni ; tout cela n'est pas très logique, puisque ce ne serait pas proportionnel à la faute.

Ainsi, dans le livre Mishpat Tzedek (sur Tehilim, §281), il est dit que les mérites transférés sont relatifs au degré spirituel et au niveau de blessure ressentie par quiconque ferait honte à autrui. Et seulement dans la cas d'une honte faite à autrui nos mérites lui seraient transférés.

En outre, Rabbenou Bah'ya parle de "mérites", ce qui n'est pas tout à fait la même chose que de parler de transfert de "mitzvot" ou de fautes - et il faut comprendre de quoi il s'agit exactement.

Il me semble que Rabbenou Bah'ya lui même propose cela comme une image pour illustrer l'idée qu'il veut défendre (de ce qu'est la kniya).

Toutefois, il est vrai, le H'afetz H'ayim (Shemirat HaLashon I, Sha'ar HaZeh'ira, chap. 3 au nom de rabbi Raphaël d'Hambourg) a pris les propos de Rabbenou Bah'ya au pied de la lettre, tout comme le Rav H'ayim HaKohen Katz, dans son commentaire du Torat H'ovot HaLevavot - Pat Leh'emad loc.

Cette même idée se retrouve encore dans le Maggid Meisharim du Rav Yossef Karo (parashat Vayakhel, p. 36), mais là encore il parle aussi de "transfert" de mérites de manière plus imagée.

Par ailleurs dans le resp. Kinyan Torah (II, §42) il est écrit très clairement que ce passage de Rabbeinou Bah'ya ibn Pakouda ne peut pas être tranché dans la halah'a, puisqu'il est figuratif et parle de choses "qui se passent dans le Ciel" et donc n'a aucune retombée pratique, halah'iquement parlant.

J'ai vu en outre dans le livre Orh'ot Tzadikim (Sha'ar Ha'Anava, s.v. HaShlishi) qu'il s'agit effectivement d'un transfert des "mitzvot" et des péchés ! 

Mais je dois vous avouer que cette idée me semble très étrange, et comme dit plus haut, peu raisonnable.

Peut-être est-ce une manière d'encourager les gens à ne pas dire de lashon hara, comme pour l'idée des mérites ?
C'est en tout cas ce que semble dire le Rav Sternbuch (resp. Teshouvot veHanhagot, V, H'.M. §396) qui écrit que c'est également pour cette raison que cette idée n'apparaît pas dans le livre H'afetz H'aim, plus pratique, mais seulement dans Shemirat HaLashon, plus "spirituel".

Le Rav Shlomo Rozner dans son article qui figure dans le Kountrass Shemirat HaLashon, V, p. 23) explique bien que du langage de tous ces auteurs on ne parle que d'une partie des mérites et que cette idée de mérites doit encore être approfondie, parce que nous n'avons pas connaissance du mérite de chaque mitzva ou action que l'on fait, comme le dit la mishna dans Pirkei Avot.

Quoi qu'il en soit, dans le livre Kotnot Or de l'auteur du resp. Panim Méïrot, le rav Meir Eisenstadt (aussi connu sous le nom de Maharam Esh - 1670-1744), dans son commentaire sur la parasha de H'ayei Sarah, cite "Rabbeinou Yishaya" qui selon le Sefer H'assidim citerait cette même idée de transfert de mérites

Cependant, dans le livre Pardès Tzvi (paru en 1983, dans ses notes sur Tehilim, chap. 69), le Rav Moshkovitz fait remarquer que rien de tel ne figure dans le Sefer H'assidim que nous avons...

Toutefois il y est dit (§278) que quiconque paie ses impôts et dettes avec intégrité, prend la part du monde futur de ceux qui ne se comportent pas avec rectitude, pécuniairement.

Bref, on ne parle nullement ici de transfert de mitzvot et péchés.

Pour comprendre cet enseignement de transfert de mérites, le Rav Eliahou Dessler écrit dans son Mih'tav Me'Eliahou (vol. Teshouva-Yom HaKipourim-Soukot, p. 594) qu'il s'agit d'une image pour nous faire comprendre le principe de mida kenegued mida.

Le Rav H'aim Friedlander, quant à lui, explique (Siftei H'ayim, Midot, t. I, p. 23) que cet enseignement vient nous dire qu'on ne peut pas s'élever au détriment d'autrui, cela ne fait que nous rabaisser, nous en perdons nos mérites. 

Il est à noter encore que même selon ceux qui prennent cela au pied de la lettre - comme le H'afetz H'aim - et non pas comme une image, comme une métaphore ou un encouragement à ne pas dire de lashon hara, comme on peut le comprendre de la majorité des autres rabbins - il est rapporté dans le commentaire Orh'ot H'aim (Shemirat HaLashon, §21) que seul quelqu'un qui serait habitué à dire du lashon hara se verrait transmettre ses mérites à la personne de laquelle il parle. Et c'est également ainsi que l'écrit l'auteur du livre LeRe'ah'a Kamoh'a (vol. III, p. 363).

En outre, tant le H'atam Sofer (Drashot, t. I, §37, Adar 5596, s.v. BaRambam) que le Divrei Yoël (Teitelbaum) de Satmar (dans ses drashot sur la Torah, parashat Metzorah, p. 551) affirment qu'en faisant teshouva, les mérites reviendrait "à leur place originelle".

De manière similaire, le Ben Ish H'ai (Ben Ish H'ail, III, droush 3 sur Shabat Teshouva, p. 42) écrit au nom du Ma'areh'ei Lev (I, 154b) que si l'on se réconcilie avec la personne à laquelle on aurait fait honte - aucun mérite ne nous serait "pris".

Dans le resp. Eretz Tzvi (II, Likoutim, p. 997, al. 2), le Gaon de Kojiglov écrit que comme tout cela se passe au Ciel, il se pourrait bien que même si on ait dit du lashon hara d'autrui et que ce dernier nous pardonne, il reçoit nos mérites, alors que nous les gardons ; en effet, dans le monde spirituel, on pourrait bien "doubler" les mérites... (Je ne sais pas s'il est sérieux lorsqu'il dit cela ou si, avec humour, il émet une critique de cette approche des mérites).

[cf. encore le livre Menouh'at Shalom (t. IX, §28) du Rav Yaakov H'ayim Sofer qui recense beaucoup de littérature sur ce sujet].

Pour ma part, j'ai reçu de mes Maîtres qu'il y a certains enseignements "mystiques", qui, pour être bien compris, doivent être lus comme métaphoriques.

Ainsi, on peut lire dans les écrits du Ari za"l que quiconque dirait du lashon hara se réincarnerait en pierre (Sha'ar HaGuilgoulim, intro. §22, p. 23). Si on veut retirer de cet enseignement une utilité morale directe, il vaut mieux le comprendre comme une image, métaphoriquement.

Cordialement,