Conversation 37735 - Non juif humain

philoux
Vendredi 10 août 2007 - 23:00

Le non-juif est-il humain ?
Veuillez excuser le caractère un peu provocant - et évidemment purement rhétorique - de ma question. Mais j'avoue que certaines réponses du judaïsme orthodoxe à la question, complexe, du statut du non-juif, sont parfois déconcertantes. Quelques exemples :
1) vous avez la grande honnêteté, Monsieur le Rabbin, de reconnaître que certaines dispositions de la Gemara sont aujourd'hui particulièrement choquantes, comme celle qui interdit de sauver un non-juif le jour du shabbat. Vous vous appuyez, et je m'en réjouis plutôt, sur l'avis du Méiri qui a rigoureusement distingué entre les païens idolâtres et immoraux de l'époque talmudique et les peuples devenus plus moraux sous l'influence du christianisme ou de l'Islam. Soit. Mais la réponse du Méiri reste celle d'un homme du 14e siècle. Pensez-vous vraiment que l'on puisse encore affirmer, aujourd'hui, que tous les peuples et tous les individus qui vivaient à l'époque du Talmud étaient indistinctement dépourvus de sens moral et d'humanité ? IL n'était pas besoin d'avoir lu Lévi-Strauss pour estimer que, entre le païen qui mène une vie vertueuse (ils n'étaient pas tous des amateurs de sacrifices humains...) et le "tsaddik" qui refuse de transgresser le shabbat pour sauver de l'incendie une femme ou un enfant "idolâtres", le plus inhumain des deux n'est pas celui qu'on croit. Je sais bien que ces règles sont totalement caduques (du moins pour les rabbins éclairés qui sont, je l'espère une majorité), mais le simple fait que, pendant des siècles, ce réflexe d'humanité élémentaire ait été récusé par les autorités rabbiniques demeure choquant, quelle que soit la contextualisation. N'êtes-vous pas de mon avis ? Et comment peut-on imputer à Dieu pareille intention ?
2) Autre exemple. Avec une tranquillité terrifiante, un rabbin de ce site (mais, pour avoir plus d'une fois entendu ce genre d'avis, je sais qu'il est assez représentatif de la doctrine majoritaire dans le judaïsme orthodoxe) explique (question 5488) que l'enfant d'une femme non-juive n'est pas notre enfant, que les mariages non religieux n'ont aucune valeur, et que par conséquent la halakha ne nous impose aucun devoir spécifique de père ou d'époux à l'égard de ces "erreurs". En d'autres termes, si la loi civile n'était là pour nous rappeler à nos devoirs, la Thora nous demanderait purement et simplement d'ignorer ou de répudier le fruit d'une union illicite. Autant je comprends la condamnation rabbinique du mariage mixte, autant je suis choqué par la dégradation du sens éthique que révèle ce genre de propos : nos rabbins nous enseigneraient-ils d'ignorer nos devoirs de tendresse et d'amour à l'égard d'un enfant sous prétexte qu'il ne serait pas juif ? nos rabbins nous enseigneraient-ils d'oublier que, sous les attributs de "non-juif", de "goy", il y a des individus dignes de respect et pas seulement des idolâtres acharnés à nous détourner de la Thora ? Serions-nous devenus si insensibles à "l'humanité de l'autre homme" ? Lévinas, réveille-toi, ils sont devenus fous...
Pardonnez le caractère un peu vif de ma question. Je vous la pose parce que je suis, à ma manière, aussi soucieux que vous de l'honneur de notre enseignement moral.

Rav Elie Kahn z''l
Mardi 25 septembre 2007 - 14:28

Chalom

Votre question demanderait un très long développement, mais je ne peux me permettre, vu le nombre de questions en attente (et la vôtre attend depuis un mois et demi), d'écrire aussi longuement que je le voudrais.
Pour répondre à votre question, concernant le statut des non juifs, je voudrais prendre comme critère une question qui, dans le cadre interne du judaïsme, est significative: qui sont les êtres humains qui ont droit au monde futur?
Un texte bien connu du Rambam dit que les non juifs qui observent les sept lois noahides, c'est-à-dire qui se conduisent moralement et ne s'adonnent pas à l'idolâtrie, ont droit au monde futur (Hilkhot Melakhim 8, 11 et encore bien d'autres endroits). Il fait la distinction entre ceux qui le font parce que la Tora d'Israël les y oblige, qu'il appelle "Hassidim", les justes, et ceux qui le font parce qu'ils sont arrivés par leur propre réflexion à la conclusion que c'était la meilleure conduite à adopter, qu'il appelle "Hakhamim", les sages (selon les versions corrects, la version imprimée a ici une coquille).
La lecture habituelle de ce texte est que les justes ont un niveau supérieur aux sages. Mais le Rav Kook (Igrot Haraaya, tome 1, page 100) affirme le contraire et écrit que ce à quoi ces personnes ont droit est supérieur au monde futur.
Le Rav Haïm David Halévi va plus loin et se basant sur un Midrash qui dit que Antonin, le haut fonctionnaire romain qui était l'ami de Rabbi Yehouda Hanassi, avait droit au monde futur, il écrit que le seul critère retenu pour juger un être humain est sa moralité et sa bonne conduite vis-à-vis des autres humains (Assé lekha Rav, 1, 53). Le fait qu'il ait été idolâtre ne sera pas retenu contre lui. Il a été éduqué comme cela, c'est là qu'il a grandi, comment pourrait-on lui en tenir grief. Il n'en va pas de même pour une conduite immorale, le Rav Haïm David Halévi estimant que la morale est en grande partie innée.
Voilà pour la comparaison entre le païen juste et le juif respectueux des commandements purement religieux et immoral.

Concernant votre seconde question. On affirme effectivement que l'enfant issu d'un mariage avec une non juive n'est pas considéré comme le fils légal de son père, puisqu'il ne fait pas partie de son peuple. Cette affirmation a plus une valeur déclarative que financière et juridique. Je me souviens avoir moi-même, je crois sur le site, dit à un homme dans cette situation, qu'il était tenu de subvenir aux besoins de son enfant et d'en assurer la charge. La Halakha ne peut en aucun cas cautionner qu'un homme tourne le dos à ses responsabilités et se refuse d'assumer les conséquences graves de sa conduite légère.

Pour conclure: vous avez entièrement raison de faire remarquer que la conduite morale vis-à-vis de son prochain est la base de la Tora. Les commandements à respecter vis-à-vis de D'ieu n'en constituent que le deuxième étage.
C'est l'occasion de faire remarquer que dans le Vidouï de Yom Kippour, ma prière où l'on énumère ses fautes et demande à D'ieu de nous pardonner, on trouve difficilement une faute qui n'ait pas une implication morale. On ne cite presque aucune faute purement rituelle.