Conversation 58266 - La morale juive est-elle kantienne?

freisb
Samedi 16 juillet 2011 - 23:00

Shalom Rav,
Voici ma question:
Sur quoi, de manière général, se fonde la morale juive ?
Est elle plutôt du style kantien, morale par devoir envers la loi universelle donc ?
Est elle du à ce que on peut voir sur plusieurs sites(leava) ou proposés par certains rabbins, à savoir le fait d'être(et donc sur la morale se fonderait sur le fait d'être, avec pour exemple " tu choisiras la vie et non la mort ")
Est elle fonder sur autre chose encore ? merci de me répondre !

Emmanuel Bloch
Dimanche 31 juillet 2011 - 13:27

Chalom,

A la base, il semblerait bien que morale juive et morale kantienne s'opposent.

La morale kantienne se fonde en effet sur l'idee d'autonomie: l'acte moral est base sur la bonne volonte, comprise comme etant libre et autonome. En d'autres termes, je fais le bien parce que cela correspond a ma personnalite profonde. L'acte moral est selon Kant celui qui exprime la nature reelle de l'homme.

Dans la Torah, ce serait plutot l'inverse. L'homme est le theatre d'une lutte permanente entre le penchant du bien et le penchant du mal, et l'acte moral est celui qui fait que l'homme se soumet a la volonte divine, qui lui est exterieure. Kant parlerait ici d'heteronomie.

Pour reprendre les termes du Sifra (fin de parachat Kedochim):
אמר רבן שמעון בן גמליאל: לא יאמר אדם: אי אפשי לאכול בשר בחלב, אי אפשי ללבוש שעטנז!...
אלא אפשי, ומה אעשה ואבי שבשמים גזר עלי!
Rabban Chimon ben Gamliel dit: un homme ne doit pas declarer "il m'est impossible de manger des graisses interdites, il m'est impossible de porter des vetements de chaatnez [car faire le mal me revulse]", mais plutot "je le peux [je le ferais bien], mais qu'y puis-je? Le Ciel en a decrete autrement".

Ainsi, en premiere analyse, l'acte moral selon la Torah ne l'est pas selon Kant, et vice-versa.

Pour etre honnete, des siecles avant le philosophe de Koenigsberg, ces questions occasionnaient bien des debats. Voyez par exemple ce qu'ecrit Maimonide dans les Chemona Prakim, Perek 6. Ou encore, sur la question du rapport entre la raison philosophique universelle et la volonte divine revelee dans l'etablissement de la norme, il faut noter les positions de: 1) Rav Saadia Gaon (Emounot ve-Deot 3:3), pour lequel la Torah separe entre les mitsvot rationnelles et irrationnelles, les premieres etant certes communes a toute l'humanite (ne pas voler, ...), mais la volonte divine vient preciser les contours et definitions lorsque la raison faillit a le faire; 2) Rabbi Yehouda HaLevi (Kouzari, deuxieme livre, 48) et r. Yitzhak Albo (Sefer Ha-Ikkarim, livre I, 7-8), pour lesquels l'importance de la Torah est de transformer les normes basees sur la raison, et de les faire passer de "morale relative" (humaine) au statut de "morale absolue" (divine).

Toujours avant Kant, on trouve neanmoins quelques sources juives cherchant a baser l'origine de la morale non sur la Revelation, ou tout du moins pas exclusivement sur la Revelation, mais egalement sur le droit ou la morale naturelle. C'est ce que fait le Ramban, a plusieurs endroits de son commentaire sur la Torah (par exemple, sur le verset de Devarim 6:18). L'autonomie a donc aussi son point d'ancrage dans les sources juives, meme chez les penseurs peu influences par la philosophie grecque, mais cette position est minoritaire.

A l'epoque moderne, effectivement, c'est l'apport de la philosophie de Kant qui obligea les penseurs juifs a se positionner. On assista a de nombreuses tentatives de rechercher l'origine autonomique de la halakha; on peut ainsi penser au philosophe allemand Moritz Lazarus (1824-1903), mais meme un rabbin orthodoxe comme le rav Dr. Yitzhak Breuer (1883-1946) fut extremement influence par les idees d'Immanouel Kant.

Une autre reaction juive a la morale kantienne, a l'extreme inverse de la precedente, fut celle de Yeshayahou Leibovitz. Leibovitz accepta completement la vision de Kant, et avanca l'idee que la Torah n'a rien a voir avec la morale. La morale est basee, comme selon Kant, sur l'autonomie de la volonte; la halakha, par contre, suppose la soumission totale du croyant, qui ne cherche qu'a accomplir la volonte de Dieu. Des que le juif respecte la halakha parce qu'il pense qu'elle represente le Bien, et non parce qu'elle exprime le Commandement divin, il fait fausse route.

Merci de cette question portant sur un theme passionnant! Prenez ma reponse comme un tout debut de reflexion, car des livres entiers sont consacres au sujet.