Conversation 41695 - Aggiornamento

Philon
Vendredi 18 avril 2008 - 23:00

« Il est interdit de leur porter secours [aux "akoum", c'est-à-dire, au sens étroit : aux idolâtres, mais au sens large, aux non-juifs] quand ils risquent de mourir. Par exemple, si tu en vois un tomber à la mer, ne l'aide pas à sortir, même s'il te propose de te payer. Il est permis d'essayer un médicament sur un akoum, pour voir s'il est efficace. » (Iore de'a, 158-1)
Si une telle citation est exacte et figure dans le Kitsour Choulkhan Aroukh, n'y a-t-il quelques bonnes raisons pour un Juif, même traditionaliste, d'opérer un véritable "aggiornamento" sur les aspects les plus intolérants de sa tradition ? Je sais bien qu'on peut m'opposer bien d'autres maximes pleines d'humanité et de tolérance, mais ne croyez-vous pas que, tant qu'on ne se démarquera pas catégoriquement de telles sentences, en les rapportant à leur contexte historique et en affirmant leur péremption, le judaïsme s'exposera à des reproches justifiés ?

Rav Elie Kahn z''l
Dimanche 20 avril 2008 - 12:39

Chalom

Je vous recopie une réponse que j'ai publié dans le livre juif des questions réponses, et l'introduction du chapitre "Non Juifs et autres religions" de mon prochain livre de responsa.

Sauver la vie d'un non-juif

Il est écrit que quiconque sauve un juif sauve l'Humanité toute entière. Pourquoi préciser "juif" ? Il ne faut pas sauver un non-juif ? Sa vie vaut-elle moins que la nôtre? Je n'en crois rien.

La Michna traite de l'avertissement adressé à des personnes venant déposer un témoignage engageant la vie de l'accusé. Il s'agit de les mettre en garde devant la portée de leur acte : une personne risque d'être condamnée à mort à la base de leur témoignage. On leur dit donc que D'ieu a créé l'Homme unique pour nous faire prendre conscience que supprimer une vie unique équivaut à supprimer toute l'Humanité, puisque, si le premier homme était mort, c'en était fini de l'Humanité.
La Michna se réfère effectivement à la vie d'un Israël, car il s'agit du jugement d'un Israël. Mais le fait qu'elle parle du premier homme qui n'était pas Juif nous indique qu'elle avait l'intention de se référer à tous les hommes. C'est ce qu'a prouvé le Professeur Ephraïm Elimelekh Urbach dans un article extrêmement bien documenté dont j'ignore s'il a été traduit en français .
Une autre raison évoquée par la Michna en ce qui concerne la création d'un Homme unique est que, pour qu'un homme ne puisse dire à un autre "mon père était supérieur au tien", tous les hommes sont issus du même couple, et ainsi demeurent égaux.
L'obligation de sauver toute vie humaine aujourd'hui est la même pour un Juif et pour un non-juif, et il est également autorisé de transgresser le Chabat pour sauver un non-juif .
On pourra vous citer de nombreux textes discriminant les non-juifs par rapport aux juifs. Rabbi Menahem Hameiri écrit déjà au Moyen-Age, alors que les juifs sont encore sujets à des persécutions, que tous ces textes talmudiques ne concernent pas les non-juifs contemporains, qui vivent dans des états de loi et de justice, mais seulement les non-juifs des époques antiques qui vivaient sans foi ni loi (il revient sur cet argument un tel nombre de fois, qu'il m'est impossible de citer les sources).
Le Rav Kook écrit que c'est cette opinion qui prévaut aujourd'hui et qui doit réglementer tous rapports avec les non-juifs .

La question des relations entre le judaïsme et les autres religions, ainsi que celle des rapports sociaux entre juifs et non juifs, est une question très délicate. Elle fait l'objet de nombreux articles antisémites, basés sur des textes talmudiques ou halakhiques, citations parfois rigoureusement exactes, parfois sorties de leur contexte, parfois incomplètes et parois carrément inventées.
Ces articles ont pour but de prouver la haine du juif envers le non juif et son obsession de l'exploiter. De prouver que le juif a une idéologie anti non juif.
Plus que tout autre sujet, celui-ci doit être remis dans son contexte historique. Souvent, les textes halakhiques concernant les relations avec les autres religions et les non juifs sont les baromètres de la situation politique des populations juives.
Mais deux milles ans de persécution et de martyrs ne passent pas sans laisser de traces, et tous n'ont pas la perspective historique nécessaire quand ils étudient les textes, ce qui a pour effet que de nombreux rabbins ont une lecture fondamentaliste de la Halakha dans un domaine qui exige une grande prudence, de peur de dénaturer la Tora.
De plus, un distinguo entre notre rapport avec les autres religions, et entre notre rapport avec les croyants des autres religions est impératif, et ce point n'est pas toujours compris. Les textes talmudiques peuvent être très durs envers les idolâtres, et leur refuser ce que nous appellerions aujourd'hui les droits de l'homme. C'est que ces droits ne sont accordés qu'à ceux qui ont une conduite digne d'êtres humains, ce qui n'est pas le cas des idolâtres, aux yeux des Sages du Talmud. Cependant, il ne viendrait à l'idée d'aucun décisionnaire sérieux, de nos jours, d'appliquer tels quels ces textes, et ce pour de différentes raisons qui apparaîtront dans les réponses de ce chapitre. Principalement parce que le combat mené contre l'idolâtrie par le passé n'est plus très actuel, et peut être considéré plutôt comme appartenant au passé. J'en voudrais pour preuve le fait que nombreux sont ceux qui identifient toutes sortes de phénomènes de l'époque actuelle avec l'idolâtrie, alors que bien évidemment au sens halakhique du terme ces phénomènes n'en sont pas. C'est que le terme d'idolâtrie est compris aujourd'hui au second degré, comme une allégorie, en l'absence de phénomènes idolâtres proprement dits. Il faut donc revoir les textes sur les rapports sociaux avec les non juifs, ce travail d'exégèse a commencé il y a déjà plus de huit siècles et se poursuit jusqu'à aujourd'hui. Voilà en ce qui concerne nos rapports sociaux avec les tenants d'autres croyances.
Mais la question théologique reste inchangée. Les divergences dogmatiques entre le Judaïsme d'une part, et le Christianisme et l'Islam d'autre part n'ont pas beaucoup évolué. Le Judaïsme ne peut reconnaître ni la divinité de Jésus et la Nouvelle Alliance, ni la prophétie de Muhammad. Il peut tout au plus reconnaître que ces deux religions constituent, à ses yeux un net progrès dans l'histoire de l'humanité.
Conjuguer cette intransigeance doctrinaire avec une ouverture au niveau social, sans que cette dernière ne mène au mariage mixte, à l'assimilation et à la disparition du Peuple Juif est un exercice qui demande beaucoup de doigté.
Certains y voient un impératif pragmatique, dans un monde où tout se sait; d'autres, un idéal, l'amour de D'ieu devant naturellement mener à celui des hommes.
Les thèmes abordés dans ce chapitre sont, dans cet ordre, l'élection du Peuple Juif, le Noahisme, le Christianisme, l'Islam et les rapports sociaux avec les non Juifs.

Philon
Dimanche 27 avril 2008 - 23:00

Monsieur le Rabbin,
Je vous remercie de votre réponse éclairante et documentée à ma question n°41695. Je me permets toutefois de préciser un peu ma pensée. Le problème vient de ce que certaines des citations les plus choquantes concernant nos relations avec les non-juifs proviennent du Choulkhan Aroukh, oeuvre écrite au 16e siècle, et qui est encore à ce jour l'autorité la plus respectée dans le judaïsme orthodoxe. En tout état de cause, l'approche "humaniste" du Méiri est antérieure de plusieurs siècles à la rédaction du Choulkhan Aroukh, ce qui semble indiquer que, pendant des siècles, les thèses du Méïri n'ont pas eu le rayonnement qu'on leur prête. Encore aujourd'hui, un juif de stricte observance qui se réclamerait d'une autre interprétation que celle du Méïri ne se verrait pas particulièrement incriminé. Sinon comment expliquer, entre autres, qu'un grand-rabbin de Safed puisse proposer (récemment encore) qu'on pende "les enfants des terroristes" (je dis bien : les enfants !) sans encourir les foudres des autorités religieuses : je cite certes un cas extrême, mais pas isolé, hélas, comme vous le savez.
Je pourrais résumer ma réflexion d'une manière un peu provocante, si vous le permettez. Tous les rabbins orthodoxes sont unanimes à penser qu'il est impensable, par exemple, de mélanger le lait avec la viande de volaille, mais il n'y a pas unanimité sur des points tels que la valeur de la vie d'un non-juif ou la nature de son "âme" (je vous accorde qu'il y a majorité, mais certainement pas consensus)... Certes, discuter sans tabou est une des vertus dont on crédite généralement le judaïsme, mais pour ne rien vous cacher j'aurais préféré qu'on n'en soit plus, aujourd'hui, à discuter de certains sujets de morale élémentaire... Je ne peux m'empêcher de trouver cette situation un peu désolante et c'est pourquoi j'appelais de mes voeux, sans trop y croire, un aggiornamento : quand se lèveront des décisionnaires, au sein du monde orthodoxe, pour clore définitivement certaines les controverses les plus choquantes que comporte notre tradition (comme toutes les traditions, cela va sans dire) ?

Rav Elie Kahn z''l
Mercredi 30 avril 2008 - 08:11

Chalom

Je n'ai pas entendu la déclaration que vous citez du rabbin de Tsfat, mais, malheureusement elle est crédible.
Non que je crois qu'il ait vraiment pensé ce qu'il ait dit, mais je pense qu'on doit attendre de la part d'une autorité religieuse un peu plus de retenue.
Ceci dit, comme je l'ai noté dans mes réponses précédentes, de nombreux décisionnaires ont déjà statué sur cette question dans le sens que vous désirez. Mais malheureusement pas tous, et comme disait Abraracourcix, ça n'est pas demain la veille que cela se produira.